interview Comics

John Bolton

©Glénat édition 2016

Depuis le début des années 80, le britannique John Bolton ravit les amoureux de comics avec un style clairement atypique, entre peinture et dessin, le tout sur fond de photo-réalisme troublant. Avec un style très riche et forcément chronophage, l'artiste est peu prolifique et lorsqu'on le revoit à l'œuvre sur Shame, on ne peut qu'en rester une fois de plus pantois. Présent à l'édition 2016 du festival Lille Comics Festival, John Bolton a pu rencontrer ses nombreux fans, ravis de pouvoir enfin croiser cet illustrateur si rare. Nous en avons profité pour lui poser quelques questions...

Réalisée en lien avec l'album Shame
Lieu de l'interview : Lille Comics Festival

interview menée
par
24 octobre 2016

La traduction de cette interview a été réalisée par Alain Delaplace.

John Bolton Shame


Pouvez-vous vous présenter et nous dire comment vous vous êtes retrouvé à travailler dans l'industrie des comics ?
John Bolton : Je m'appelle John Bolton et cela fait maintenant très, très longtemps que je travaille pour l'industrie des comics et ce parce que j'aime vraiment, vraiment ce métier. J'ai débuté dans l'illustration: à la fac, je me destinais à la conception graphique et, un jour, j'ai assisté à une présentation faite par une personne extérieure à l'université. Cette présentation avait pour thème: "Du canevas au comics". J'avais eu des comics quand j'étais plus jeune mais pas en grand nombre et, quand cette dame a projeté ces couvertures qui faisaient alors près de 10 mètres de large sur le mur, pour la première fois, j'ai perçu les comics comme une forme d'art à part entière. Cette présentation a été une vraie source d'inspiration. Après ça, je discutais avec un professeur et il m'a révélé qu'un célèbre illustrateur de comics avait étudié dans notre université. C'était Barry Windsor-Smith, que j'ai eu le privilège de rencontrer plus tard. Après la fac, j'ai réalisé des illustrations pour des magazines puis, un jour, quelqu'un qui avait vu mes dessins m'a demandé de réaliser des adaptations de films en comics. Et c'est ce qui m'a vraiment fait entrer dans l'industrie des comics.

Votre style est très original, un mélange de plusieurs techniques différentes. Comment le décrieriez-vous ?
John Bolton : Quand j'étais encore à l'école – je devais avoir 13 ou 14 ans – toute la classe est allée visiter une galerie d'art et c'est là que j'ai pu voir l'oeuvre de Salvador Dali pour la première fois. Je pense que j'ai toujours essayé de brasser de multiples influences dans ce que je fais et je ne parle pas seulement d'influences provenant de l'univers des comics mais d'influences de toutes sortes et Dali en a fait partie. Après avoir vu ses tableaux, je me suis mis à peindre moi-même des toiles surréalistes. Elles n'étaient destinées à personne en particulier, c'était juste à titre personnel. J'ai admiré de nombreux autres artistes – là encore, en dehors des comics – et, quand on m'a embauché pour réaliser des comics, j'ai injecté ces différentes influences extérieures dans ce que je faisais. Maintenant, si on parle purement de mon style, celui-ci a toujours été essentiellement le fait de l'histoire que j'avais à illustrer. Au départ, j'ai travaillé avec des peintures à l'huile, puis je suis passé aux aquarelles, à l'acrylique et à un mélange des différents médias, et tout ça, suivant les histoires que j'illustrais. En ce moment, sur Shame, l'histoire impose d'utiliser les aquarelles. Même si j'ai travaillé avec des aquarelles auparavant, c'est une technique très difficile et il m'a fallu deux ans pour perfectionner mon style en l'employant. Aujourd'hui, je suis très satisfait de ma technique. Ce que j'ai découvert, en m'y remettant, c'est qu'il m'a fallu un mois pour trouver le papier adéquat, un point qui s'avère primordial car le travail sur papier permet à l'aquarelle de s'étendre, de pouvoir réaliser différentes couches... c'est un support sensationnel.

John Bolton Shame


Vous avez travaillé au sein d'univers variés, on peut citer The Books of Magic, God Save the Queen, avec Mike Carey, ou encore Shame. Y'en a-t-il un qui a votre préférence ?
John Bolton : Je dirais celui de Shame parce que je suis encore dedans !

C'est toujours comme ça ? Vous préférez toujours le projet sur lequel vous êtes en train de travailler ?
John Bolton : Pas toujours. Il y a eu quelques projets que je ne nommerais pas et dont je ne voyais pas le bout. Je n'avais qu'une hâte, c'était de les achever. Ici, on vient de terminer le troisième tome et on se préparer à lancer une nouvelle trilogie. Ça fait quoi, maintenant ? Trois, quatre ans et on va remettre ça pour encore deux ans. C'est forcément mon univers préféré, même si j'ai déjà eu, avant Shame, l'occasion de travailler avec d'extraordinaires collaborateurs. Tenez, [John nous montre quelques exemples de recherches pour de futures planches de Shame] voici quelques exemples de coloration pour le prochain tome. C'est inachevé, j'y travaille encore...

J'adore quand quelque chose de cette qualité, qu'on ne pourrait jamais arriver à faire nous-même, est présenté comme « un bout d'essai » ou un brouillon ! [rires]
John Bolton : C'est quelque chose de nouveau, pour moi. J'ai déjà travaillé pendant un an sur un même projet, comme par exemple The Books of Magic, avant de passer à autre chose. J'adore travailler sur un projet, avec un style particulier, pendant un temps mais, après ça, j'ai besoin de passer à autre chose. J'adore mon métier mais j'ai besoin de trouver un nouveau défi au sein de chacun de mes projets, sinon je risque de m'ennuyer. Et, avec Shame, je peux m'exercer à faire évoluer un même style au sein du même projet car l'histoire s'y prête, elle le requiert, même. C'est pour ça que j'ai toujours changé de technique entre mes différents projets jusqu'ici alors que, maintenant, je travaille à faire évoluer une même technique.

Pourriez-vous présenter Shame à nos lecteurs ?
John Bolton : Ce n'est pas simple car l'histoire est très compliquée. Tu l'as lu donc tu t'en rends bien compte. Le personnage principal change au cours de l'histoire – je n'en dirai pas plus pour ne pas gâcher la surprise aux lecteurs – et un personnage secondaire devient important. C'est une histoire très intéressante de par ces évolutions et changements. En fait, dans les trois prochains volumes, l'ensemble prend une tonalité plus macabre. Il y a une scène, dans la trilogie à venir, qui m'a beaucoup surpris à sa lecture. Ça ne devient pas horrifique à proprement parler mais plus sinistre, oui, alors que dans la première trilogie, l'ambiance est plus théâtrale, dans la manière qu'ont les personnages d'interagir les uns avec les autres. Dans la nouvelle trilogie, le personnage principal doit évoluer. Les personnages connus sont là, ils sont déjà établis mais la nouvelle héroïne, elle, doit évoluer et c'est son développement que l'on va suivre. Je ne savais pas que Lovern [Kindzierski] prendrait cette route et il y a quelques surprises dans le quatrième tome.

John Bolton Shame


Sur Shame, vous travaillez avec Lovern Kindzierski, qui est surtout connu pour ses travaux en tant que coloriste. Est-il intervenu sur le choix des couleurs sur Shame ?
John Bolton : Il faut que je reprenne l'histoire à son commencement. J'ai rencontré Lovern, pour le première fois, à San Diego. Là, il m'a dit « J'ai une idée pour une histoire. » Il me l'a racontée et moi je lui ai dit « C'est fantastique, il faut qu'on la fasse, cette histoire. » Et, pour la toute première fois de ma carrière, j'ai fait une illustration promotionnelle, en noir et blanc. Je me disais que l'histoire aurait besoin quand même d'un coup de pouce pour se vendre, même si je connaissais déjà des éditeurs comme Mike Richardson, chez Dark Horse, ou Karen [Berger] à Vertigo. Mais ils l'ont refusée ! J'étais sous le choc. Je suis très bon ami avec eux et j'étais certain qu'ils accepteraient, mais non. Et on n'arrivait pas à trouver d'éditeur. Ce n'est que quinze ans plus tard que j'ai reçu un coup de fil de Lovern pour me dire qu'il avait trouvé un éditeur. Dès le départ, j'avais décomposé l'histoire pour la mettre sous la forme d'un comic-book, je avais fait le design des personnages, leurs vêtements, tout. Et, quinze ans après, tout ça tenait encore la route, par rapport à la mode, tout ce que j'avais conçu quinze ans auparavant fonctionnait encore – j'ai peut-être quand même dû changer un ou deux détails – et on a eu la chance de trouver cet éditeur. C'était fantastique. Cet éditeur, c'est Alexander Finbow. C'est un nouveau et, avec Lovern, ils me laissent faire ce qui bon me semble. Donc, non, Lovern n'intervient pas sur les couleurs de Shame. Il arrive même qu'il écrive des dialogues pour une planche et que, en la voyant, il décide de ne pas les y ajouter, considérant que le dessin suffit à convoyer l'histoire. C'est quelque chose de très généreux, venant d'un auteur.

Parmi toutes les personnes avec lesquelles vous avez collaboré – sorti de Lovern –, quelle est celle avec laquelle vous avez pris le plus de plaisir à travailler conjointement ?
John Bolton : C'est difficile, comme question, car j'ai pour habitude de ne travailler qu'avec des gens que j'apprécie, qu'il s'agisse de Clive Barker dont je respecte énormément l'oeuvre ou bien Neil Gaiman. Neil est, comme Lovern, le genre d'auteurs qui vous donne ce dont vous avez besoin, qui mettent en valeur vos points forts. Il ne vous demandera jamais ce que vous n'aimeriez pas faire. J'ai donc eu beaucoup de chance dans l'ensemble de mes collaborations. Sam Raimi s'est contenté de me passer le script de Evil Dead, pour l'adapter en comics. Ils se sont contentés d'ajouter des dialogues après que j'ai fini les dessins. Chris Claremont, sur Marada, pareil. Tous ont su jouer sur mes forces et non mes faiblesses, j'ai vraiment eu de la chance, pour ça. Avec Lovern, alors que l'on finissait le travail sur la première trilogie de Shame, on a eu une discussion concernant ce que j'aimerais voir dans la suite. Il a écouté ce que j'avais à dire, il a fait « Ok. » puis, après, quand il m'a envoyé le script qu'il avait écrit, j'y ait retrouvé tout ce que je lui avais dit, mais en mieux écrit !

John Bolton Shame


Vous avez travaillé avec de nombreux auteurs mais, si je ne me trompe pas, vous n'avez jamais écrit vos propres récits ?
John Bolton : Non, je ne pense pas être un auteur talentueux. Des art-books, je peux, mais pour des récits... Les auteurs écrivent leurs propres récits et moi, de mon côté, vu que je les apprécie – les auteurs comme leurs histoires –, je ne ressens pas le besoin d'écrire. Quand j'étais à la fac, j'ai réalisé un comic-strip constitué de 150 illustrations, ce qui aurait pris un temps fou à être publié mais ça m'a permis de réaliser que ce qui m'intéressait, c'était de dessiner ce que j'avais envie de dessiner, sans me soucier de l'histoire en particulier. Tout ça pour dire que je suis parfaitement satisfait de pouvoir travailler avec des auteurs qui me donnent une direction à suivre. Il faut aussi dire qu'on me communique souvent une description très générale de la planche, sans entrer dans le détail du découpage en cases. Une description très sommaire de ce qui doit survenir, « A doit se rendre à B afin d'accomplir C », ce genre de chose. C'est à moi de décider du nombre de cases. Mais j'ai aussi travaillé dans le domaine du cinéma, sur des story-boards, et la technique est la même. On emploie des angles, des plans larges, etc. Tout ça afin d'établir clairement l'action prenant place dans le film et c'est la même approche, pour moi, dans les comics.

Que pensez-vous de l'évolution visuelle des comics et y'a-t-il un artiste qui, à vos yeux, sort du lot ?
John Bolton : Je me considère comme étant en dehors du monde des comics. D'une part parce que je suis égoïste et que je ne fais que ce qu'il me plaît. Je n'ai pas besoin de'observer ce que font les autres. Par exemple, j'ai le souvenir d'un artiste qui travaillait alors sur Batman alors que, moi, je travaillais sur Man-Bat. Il voulait me montrer ses illustrations – et ce type est brillant – mais je lui ai dit que je n'avais pas besoin de les voir, je ne voulais pas que son travail influence le mien. J'ai ma propre vision des choses et je tiens à ne pas la compromettre. C'est évident qu'il y a d'excellents dessinateurs de comics mais je serais incapable d'en nommer un. Encore une fois, mes influences viennent d'en dehors des comics. Mais, à mes débuts, alors que je travaillais pour Epic Comics, et, à l'époque, il y avait une très grande liberté et les éditeurs permettaient aux artistes de s'épanouir pleinement. On pouvait s'aguerrir aux techniques de peinture parce qu'on vous laissait faire. Tandis qu'aujourd'hui, les comics sont plus orientés vers le gain immédiat que vers les fans. J'adore cette convention [NDT: le LCF] parce que tout le monde est si gentil, poli et on peut rencontrer les fans mais à côté de ça cela fait des années que je ne vais plus à San Diego parce que cette convention tourne désormais principalement autour des films. Et je ne m'intéresse pas aux films, tout particulièrement aux adaptations de comics que je ne trouve pas très réussies. Je ne m'intéresse pas vraiment aux super-héros – le seul que j'aime bien, c'est Batman. Non, tout ça tourne aujourd'hui autour des films et de l'argent qu'ils rapportent. Je suis très content de pouvoir encore travailler avec quelqu'un qui s'intéresse aux comics.

Si tu avais la possibilité de visiter le crâne d'un artiste célèbre, passé ou présent, afin de comprendre son art, ses techniques ou simplement sa vision du monde, qui choisirais-tu et pourquoi ?
John Bolton : Hmmm... J'ai combien de temps pour réfléchir à une réponse ? Je dirais Fortunino Matania, je ne sais pas si vous connaissez son oeuvre, mais c'était un artiste italien qui a longtemps vécu en Angleterre. J'ai vu un de ses portfolio où l'on voyait qu'il commençait à illustrer au centre de la page puis il complétait le reste, autour, graduellement. Il avait une mémoire photographique et il a réalisé un nombre incroyable de dessins et de tableaux... J'aimerais pouvoir me rendre dans sa tête, ne serait ce que pour obtenir sa mémoire, ce serait déjà génial.

Merci John !