Fin 2009, les lecteurs de comics se sont pris une grosse baffe avec Black Summer. Ce récit finement écrit par Warren Ellis bénéficie du trait incroyable d'un dessinateur espagnol nommé Juan Jose Ryp. Depuis, ce dernier nous a largement convaincu de son talent, notamment avec les violents No Hero ou Wolverine. Mais aussi avec les très coquins Jeux de filles et GladyS et Monique. Cet autodidacte offre un trait spectaculaire et ultra détaillé, au croisement d'un Mœbius ou d'un Geoff Darrow, avec la capacité (très prisée par les éditeurs) de respecter les délais ! Juan Jose Ryp est donc quelqu'un de débordé et nous avons pu nous en rendre compte, puisque cette interview s'est étalée sur plus d'une année ! Sympathique et jovial, cet auteur ne manque pas de franchise et revient pour vous sur sa carrière, mais également sur son avenir...
interview Comics
Juan Jose Ryp
Réalisée en lien avec les albums Wolverine - Le meilleur dans sa partie T2, No Hero, Black Summer
Bonjour Juan Jose Ryp, peux-tu te présenter aux lecteurs et nous dire comment tu es devenu dessinateur ?
Juan Jose Ryp : Salut ! Huuumph, question difficile… Bon, je vais essayer d'être bref. J'ai toujours dessiné et j'ai toujours aimé les comics. Pourtant, je suis devenu pro un peu tardivement et par un concours de circonstances, mon premier éditeur était une boîte espagnole. Puis j'ai pu entrer en contact avec un éditeur américain, Avatar Press. Là aussi, un peu par hasard. J'y ai bossé 9 ans, en faisant tous les genres possibles. J'ai pu me faire un petit nom dans le monde très fermé du comic US. Je suis donc parti d'Avatar Press pour signer avec une des branches de Marvel pour qui je travaille maintenant. Et on verra bien ce que nous réserve l'avenir.
Quelles sont tes influences ?
JJR : J'ai travaillé pour des productions américaines, mais presque toutes mes influences proviennent d'auteurs européens. Quelques noms me viennent spontanément : Moebius/Giraud : ce fut comme découvrir un Dieu pour moi ! Manara, Caza, Juillard, Carlos Jimenez, Arno, Guarnido, Font, Altuna… et des millions d'autres ! Quant aux américains (je vise ceux qui travaillent pour le marché américain), il y a Darrow (une seconde révélation, ce type est sans aucun doute un génie), Adam Hugues, Carlos Pacheco, Frank Cho, Jim Lee, John Romita (Sr et Jr, deux monstres !), Pasqual Ferry… Sans même parler de l'admiration et du fait que j'idolâtre des collègues, devenus des amis : Sandoval, Baldéon, Bonet, Merino, Cifuentes et des dizaines que je ne cite pas… Excusez-moi, les amis, si vous ne figurez pas sur cette liste !
Sur le site, on te compare souvent à des grands noms comme Geoff Darrow ou Mœbius au niveau visuel. Qu'en penses-tu ?
JJR : Oui, comme je le disais, ces deux auteurs sont des piliers, des références fondamentales pour ce qui est de ma façon de concevoir et de narrer une histoire. Alors, bien sûr que je reconnais être influencé par eux, mais de là à me comparer. Je ne pense pas que cela soit judicieux. On parle de maîtres, qui me sont infiniment supérieurs, moi je suis juste un dessinateur moins… Mince ? Je me compare, là ! Et alors je ne sais pas du tout comment eux pourraient imaginer qu'il puisse exister une comparaison ! (Rires) J'espère qu'ils ne vont pas se sentir offensés ! (Rires, encore plus forts !)
En France, tu es apparu pour la première fois chez nos libraires avec l'adaptation de Robocop basée sur un script de Frank Miller...
JJR : Ah, ça a été mon premier projet « important » chez Avatar. Les choses se sont à peu près passées comme cela : Avatar avait obtenu la licence pour exploiter trois séries : Robocop, Stargate et La mutante. C'est sur cette dernière que je devais travailler, du moins au départ. Et lorsqu'il a fallu présenter les projets concrets aux propriétaires des droits, y compris Frank Miller, les responsables assis autour de la table ont remarqué mon travail. Mon directeur de publication, à l'issue de cette réunion, m'a ainsi proposé de changer de série pour « prendre » Robocop. Et bien sûr, j'ai tout de suite accepté ! Ça s'est passé exactement comme n'importe quel job, avec ce que cela implique pour ce qui est des exigences. C'est classique pour ce genre de commande : ton travail doit passer par pas mal de filtres, ce qui veut dire satisfaire le producteur, puis le directeur de publication, enfin le scénariste. Mais une fois que j'ai compris quel était le « chemin » à prendre, ça a roulé tout seul !
Robocop est un titre très violent. La violence est d'ailleurs très présente dans ta bibliographie...
JJR : On dirait bien que Ryp et la violence marchent main dans la main, pas vrai ? En fait, c'est toujours la demande du scénariste et/ou de l'éditeur. En réalité, je hais la violence, sous toutes ses formes. Et je ne me sens pas particulièrement à l'aise pour l'illustrer, c'est même strictement l'inverse. En revanche, je suis professionnel : si c'est la demande du scénariste et/ou de l'éditeur, je fais en sorte qu'ils obtiennent ce qu'ils souhaitent. C'est un peu comme planter un décor bucolique dans un conte de fées : ça coule de source. Sauf que ce genre de travail, personne ne me le demande…
Il y a aussi une récurrence dans le genre horrifique avec des couvertures pour Massacre à la tronçonneuse et des épisodes de Nightmare on Elm Street, une histoire avec Freddy Krueger....
JJR : Humm… Bon, les genres littéraire et cinématographique m'ont intéressé plus jeune pour l'esthétique, la transgression morale ou plus formelle de certains personnages… Mais je dois reconnaître que non, l'horreur, ou l'épouvante ne m'attirent pas particulièrement. J'ai conscience d’avoir illustré des personnages qui sont aussi des icônes modernes du genre, comme l'est par exemple Jason Voorhees, dans Vendredi 13, dont j'ai aussi fait quelques couv'. Pour résumer, je crois que ce qui m'intéresse, c'est le travail visuel qu'implique ce genre de personnages, et non plus les films et tout ce qui touche à ce genre au cinéma.
Tu t'es essayé à l'heroïc-fantasy également, sur Wolfskin...
JJR : Si je me souviens bien, j'ai intercalé Wolfskin entre Nightmare on Elm Street… Enfin, ce que je veux dire, c'est que j'ai été amené à illustrer les deux séries simultanément (chose très courante chez Avatar). En effet, Will Christiansen, mon responsable éditorial à l'époque, m'a proposé de travailler aussi avec Ellis, avec qui j'avais déjà bossé, sur Angel Stomp Future (NDLR : un one-shot inédit en France). Bien sûr, j'ai accepté immédiatement, sans avoir la moindre idée de l'histoire ! Et qu'elle ne fut pas ma surprise d'apprendre qu'il s'agissait d'une histoire de capes, d'épées et de sorcellerie… Bon, ce n'est pas ma série préférée, mais j'en garde tout de même un agréable souvenir : celui d'un travail qui m'a bien plu quand même.
Après Wolfskin, tu as de nouveau collaboré avec Warren Ellis sur Black Summer. Que retiens-tu de cet album ?
JJR : Je crois que Black Summer est la série sur laquelle je me suis le plus éclaté. Logiquement, c'est donc ma préférée, sans aucun doute possible. C'était un projet ambitieux, et aussi la première fois qu'Avatar mettait en scène des super héros costumés. Une série à l'identité forte qui lui a permis aussi de s'imposer. Je crois pouvoir ainsi dire que tous les objectifs visés lors de sa conception ont été atteints. Créer de toute pièce ces super héros et donc les faire sortir de « nulle part » a été extrêmement motivant. J'ai pris mon pied, malgré le fait, par exemple, que le personnage de John Horus ait dû faire l'objet de dizaines et de dizaines d'études préparatoires avant d'arriver à quelque chose de satisfaisant. Ellis avait une idée très précise de l'image qui devait coller à ce perso. Mais pour d'autres, j'ai obtenu son « OK » dès la première proposition ! Pour moi, cela reste une expérience qui avait quelque chose de magique. Un truc qui m'impressionne encore. Maintenant que le temps a passé, et avec le recul, je me dis qu'il y a mille et une chose que je referai différemment. Mais dans l'absolu, je reste convaincu qu'on a fait du bon boulot. Et je peux même te dire que si une série régulière existait, j'adorerais en être l'illustrateur !
Tu as enchainé avec No Hero, encore avec Warren Ellis. Une nouvelle histoire de super héros qui contient notamment une séquence de métamorphose mémorable...
JJR : Oui, cette scène de la métamorphose m'avait marqué à la lecture du scénario. Au départ, quand j'ai pris connaissance du début du scénario, je me suis dit qu'il s'agissait d'une énième aventure de super héros. Mais – et c'est bien ce qui me fascine le plus chez lui – Ellis a réussi à faire prendre à cette histoire une tournure très surprenante. C'est devenu sa marque de fabrique et c'est bien ce qui fait de lui un grand auteur de comics. Là aussi, j'aurais changé un paquet de choses, surtout pour les premiers épisodes, si j'avais connu le dénouement. Pour autant, je crois également qu'il s'agit d'un bon bouquin qui me laisse aussi un souvenir aigre-doux : pour moi, c'était le début de la fin avec Avatar…
Tu as souvent travaillé avec Warren Ellis. On dit qu'il ne communique pas avec ses dessinateurs, c'est vrai ?
JJR : Hummm… En ce qui me concerne, je n'ai concrètement jamais été en relation avec Ellis. Toutes les interrogations, toutes les remarques amenant des corrections, tout ce qui pouvait être sujet au doute (et le reste), passait par l'intermédiaire du responsable éditorial. Quant à son opinion sur mon job, j'ai pu en recueillir des éléments à travers différents articles de presse (lectures de magazines et interviews). En tous cas j'ai pu en déduire qu'il en était plutôt satisfait. Bien sûr, j'aurai adoré tchatcher avec lui de quelques trucs, mais cela n'a pas été possible. Et je le comprends. Ellis est un scénariste qui mène en permanence plusieurs projets de front, et s'il devait discuter avec chaque dessinateur concerné, il ne lui resterait plus le temps de faire quoi que ce soit d'autre ! Ahahaha !
Après cette débauche de séries violentes, si on évoquait une autre facette de ta carrière : les séries érotiques. Comment t'est venue l'idée de faire Jeux de filles ?
JJR : Jeux de filles a été mon premier job pro, il y a de cela 14 ans. Je l'ai réalisé pour un magasine espagnol de comics érotiques, Wet Comics. Le titre original est Lesbiacion. Mes amis de Tabou, lorsqu'ils l'ont découvert, on pensé qu'il serait intéressant de lui donner une seconde vie en le publiant en France. On a bossé sur une nouvelle couverture et la voilà chez vous désormais ! Maintenant, est-ce que j'aime les BD érotiques ? Ce qui est sûr, c'est que j'adore Manara, Serpieri, Sandelli, mais c'est un genre que je n'ai plus travaillé depuis des années. En fait, si on fait abstraction de la vulgarité, la BD érotique est digne d'intérêt quand le travail est bien fait.
Prévois-tu d'en réaliser d'autres ?
JJR : Gladys et Monique est déjà disponible dans les librairies spécialisées françaises, et très bientôt Ignominia (j'ignore le titre définitivement retenu chez vous). Tous ces albums correspondent au début de ma carrière, où j'ai beaucoup bossé en illustrant des récits érotiques. Je tiens à dire que je suis très, mais alors très reconnaissant du travail effectué par les Editions Tabou. Je les considère comme ma famille et ils ont montré un grand intérêt et une réelle motivation à repêcher mes premiers – et déjà anciens – travaux, en leur accordant une seconde chance sur le marché très difficile de la BD en France.
Tu as l'air d'apprécier énormément les zombies. Tu as pastiché tes propres personnages de Black Summer et No Hero en morts-vivants !
JJR : Hahaha, oui, j'aime les zombies ! Mais bon, il faut que je te dise que les couv' alternatives de Black Summer et No Hero sont de l'initiative de l'éditeur. Pour Nancy in Hell, comme je l'ai précisé, c'était un job contemporain à Jeux de Filles, et le scénariste de Nancy in hell, Juan Antonio Torres, alias El Torres était mon responsable éditorial à l'époque. Au passage, je précise que cette époque a marqué le début d'une amitié indéfectible entre nous. Tout cela pour dire que les travaux que je viens d'évoquer sont antérieurs à cette « mode des zombies ». Pour ce qui est de la passion actuelle que soulèvent les mort-vivants, je pense qu'il y a un responsable principal en la personne de Robert Kirkman, avec son Walking Dead. Une série géniale, due à un mec génial !
Dernièrement, tu as surtout illustré des super héros chez Marvel. Es-tu fan du genre ?
JJR : Oui, l'an passé, j'ai travaillé quasi exclusivement pour Marvel. Une expérience fantastique doublée d'un moment particulièrement intéressant pour ma carrière. Il y a plein de super héros, tellement que cela m'est impossible d'en détacher un en particulier. Tu vois, j'avais vraiment très envie de travailler sur Batman et l'an dernier, à ma plus grande joie, j'ai eu l'occasion de pouvoir le faire. Peut-être une super héroïne, mais chaque chose en son temps...
Quels sont tes prochains projets ?
JJR : Hummm, je pense que je n'ai pas le droit de te dire grand-chose. Plus précisément, j'ai l'obligation de ne rien te dire du tout ! Bon allez, je peux tout de même te dire que le projet m'excite à mort : c'est une histoire absolument géniale pour la boîte indépendante Skybound, dans laquelle j'investis toute ma motivation. Je dessine avec une grande excitation, en essayant de « réinventer » un style, un peu comme si c'était ma première commande, mon premier job pro. Le seul truc qui me manque, c'est que cela paraisse et que ça plaise aux lecteurs.
Y a-t-il un style de bande dessinée que tu ne pourrais pas illustrer ?
JJR : Je vais essayer par tous les moyens d'éviter de dessiner des séries qui prévoient des scènes excessivement violentes. Je ne suis pas à l'aise avec ce cachet « dessinateur de massacres et de tripes à l'air », cette marque de fabrique qu'on m'a collée et dont je veux à présent me détacher. Moi je me considère comme un dessinateur « tout terrain » !
Qu'aurais-tu fait si tu n'avais pas eu de don pour le dessin ?
JJR : Et bien, avant d'être dessinateur, et même « pendant », j'ai fait un tas de jobs. Bon, j'ai laissé tomber le rock, parce que je suis trop vieux maintenant et que j'ai perdu mes cheveux ! Aaaaaaaargh ! Plus sérieusement, si je n'avais pu être illustrateur, j'aurais aimé devenir artisan ou agriculteur, ou exploitant agricole d'un domaine. Cela me branche de travailler avec mes mains et de voir les choses grandir et donner leurs fruits...
Voudrais-tu travailler pour le marché français ?
JJR : Oui, mais remarque, je n'ai jamais démarché quiconque en France ! Mais j'ai quand même une petite idée en tête et on ne sait jamais...
As-tu envie de te mettre à l'écriture de scénario ?
JJR : Je l'ai déjà fait. Mes premières publications s'appuyaient sur des récits que j'avais écrits. Je continue à en faire par ailleurs, mais si j'avais plus de temps... Un jour, à la retraite, ou si je me retrouve sans job. Mais pour l'heure, je travaille avec des auteurs fantastiques, qui le font sans aucun doute bien mieux que moi !
Souhaiterais-tu avoir une gomme magique permettant de corriger un détail dans un de tes albums ?
JJR : Je considère chaque travail comme mon propre enfant. Et même si certains sont horribles (voire si on considère qu'ils sont tous horribles), je les aime de la même manière. Curieusement, ce ne sont pas ceux qui ont le mieux marché dont je suis le plus fier. Mais ce n'est pas non plus les séries auxquelles je suis le plus attaché qui ont forcément cartonné ! C'est le deal : le dessinateur propose et le lecteur dispose !
Si tu avais la possibilité de visiter le crâne d'un auteur pour en comprendre le génie, qui choisirais-tu ?
JJR : Sans aucune hésitation, et ma réponse sera mon petit hommage posthume au meilleur créateur d'histoires dans l'Histoire : Jean Giraud, Gir, Mœbius. J'aurais adoré le connaître, ou pouvoir parler avec lui. C'est lui qui est « coupable » de ce que je suis aujourd'hui...
Muchas gracias Juanjo !
PS : Spécial dédicace à Juan Félipe le bougnat, pour la super traduction !