interview Bande dessinée

Juanjo Guarnido

©Dargaud édition 2004

En préface de Blacksad 1, Régis Loisel disait de Juanjo Guarnido qu’il était « un dessinateur hors-pair, désarmant de gentillesse et de modestie ». Si les fans de Blacksad apprécient à chaque lecture le 1er aspect de ce compliment, nous confirmons sans réserve le second. A Angoulême, Juanjo a répondu aux questions des bédiens, juste avant que le 2e tome de Blacksad ne reçoive le prix du dessin ET du public (carrément). A croire que talent et humilité vont de paire.

Réalisée en lien avec l'album Blacksad T2
Lieu de l'interview : Angoulême

interview menée
par
6 février 2004

Bueños dias Juanjo ! En une série, juste deux tomes, tu as acquis une renommée incroyable. Deux tomes et te voilà sur l'estrade de conférences aux côtés de Régis Loisel, président du festival d'Angoulême !
Juanjo Guarnido : Ça c'est du pur excès !

Un tel succès en seulement deux albums, c'est quand même très rentable !
Juanjo Guarnido : Disons que ça nous a fait gagner du temps ! Ça m'a permis de me faire licencier de chez Disney sans trop de conséquences.

Peut-on considérer que tu es déjà arrivé au sommet de ton art ?
Juanjo Guarnido : J'espère que je pourrais faire mieux que ces " croûtes "... Avec le temps, on ne peut que s'améliorer constamment. Aujourd'hui, quand je regarde Blacksad, je ne vois que les défauts.

Parce qu'il y en a ?
Juanjo Guarnido : Il y a beaucoup de défauts ! Il faut arrêter de me cirer les pompes. Il y a d'autres dessins qui ont beaucoup plus de vertus. De toutes façons, il y a toujours des vertus et des défauts sur tous les dessins.

Comment peut-on mieux faire ?
Juanjo Guarnido : Il y a beaucoup d'aspects sur lesquelles je dois encore m'améliorer. Au niveau technique, connaissance de l'aquarelle… Et il faut que j'apprenne à mieux synthétiser, allez directement à l'essentiel. Le public aime le côté détaillé de mes dessins, qui vient surtout de mon tempérament. Mais j'aimerais surtout les rendre plus efficaces.

L'anthropomorphisme, c'est un style que tu appris en travaillant pour Disney ?
Juanjo Guarnido : Non, ce n'est pas de l'anthropomorphisme, mais du zoomorphisme ! Tout le monde fait l'erreur (surtout les américains) ! C'est un style que je dois en partie à Disney. Je ne le dois pas tant au fait d'avoir bossé pour Disney que d'être un fan de Disney. Il est clair que ça a déterminé mon style, ça a déterminé ma façon d'approcher le dessin animé, la BD, le dessin. Mais ce n'est pas tant grâce à Disney qu'aux grands animateurs de chez Disney, notamment des anciens comme Marc Davis et Milt Kahl, qui étaient peut-être parmi les meilleurs dessinateurs du XXe siècle. Ces gens-là sont arrivés à un tel niveau d'expressivité, d'efficacité, de maîtrise de la caricature... Leur dessin était d'une beauté si pure que l'oeil et la sensibilité du public étaient forcément attirés. Ils étaient des maîtres à ce niveau ! Alors bien évidemment, accompagné des merveilleux récits des dessins animés ou des BD, tout cela a déterminé chez moi très tôt mon goût pour le dessin animalier. Un jour il faudra que je montre des dessins animaliers que je faisais étant petit et ça va en surprendre plus d'un.

Aujourd'hui tu ne travailles plus du tout pour Disney ?
Juanjo Guarnido : Non, plus du tout. Le studio de Montreuil a fermé et tout le monde a été licencié.

Blacksad est-il destiné à poursuivre en série ou est-ce qu'il y aura une fin ?
Juanjo Guarnido : Ça s'étalera indéfiniment. Tant que le public en voudra, nous, on ne s'en lassera pas. En tous cas, moi, je m'éclate. Pour le moment, on en est qu'à trois albums. Le scénario du troisième est excellent. C'est très subjectif, mais mon scénariste (NDLR : Juan Diaz Canales) influe complètement sur ma façon de travailler. La qualité de ses scénarios m'inspire, me donne envie de dessiner. En fait, je sais que le scénario est bon, qu'il est mature au moment où j'ai envie de le dessiner. Il y a un moment où la psychologie des personnages est bouclée, et à ce moment, je n'en peux plus, il faut que je chope une feuille de papier, que je me mette à les dessiner, que je leur donne vie.

Et à part Blacksad 3, tu as d'autres projets ?
Juanjo Guarnido : Oui, après Blacksad 3 ou 4 (on verra bien), j'ai un projet d'album. Mais s'il est déjà très précis, ce n'est encore qu'un projet et je ne veux pas trop en parler. Mais ce ne sera plus de l'animalier. Je ne sais pas si le choix de l'histoire va surprendre quelqu'un mais ça me tient à coeur. C'est un projet que je ferai seul, au scénario et au dessin.

As-tu une autre façon de dessiner que le dessin animalier ?
Juanjo Guarnido : Absolument ! Allez acheter le portfolio que je viens de publier chez Granit et vous verrez ! Si je veux me débarrasser de l'image d'auteur uniquement animalier, il faut que je le fasse maintenant ou jamais.

Comment en viens-tu à déterminer un animal en fonction de sa psychologie ?
Juanjo Guarnido : Ce n'est pas moi, c'est le scénariste qui fait le casting. Moi j'y contribue en donnant des idées sur certains choix. J'ai dans le disque dur de mon cerveau des archives de beaucoup d'animaux depuis tout petit, donc ça peut servir...

Toi, quel animal serais-tu dans Blacksad ?
Juanjo Guarnido : Je ne sais pas du tout. Une fois une copine m'a dit que j'étais un petit hibou parce que j'avais de gros yeux et que j'étais observateur et malin. Elle était adorable...

Comment vous êtes vous rencontré, toi et Juan Diaz Canales ?
Juanjo Guarnido : On s'est rencontré le premier octobre 1990, dans un studio Lapiz Azul (le crayon bleu) de Madrid. On a commencé à travailler ensemble dans le dessin animé. Les premiers jours, on suivait une formation de layout. Ça a donné lieu à une amitié de 14 ans.

Combien de temps passes-tu environ pour un album ?
Juanjo Guarnido : Pour le premier album, ça a été assez long. Il a eu une gestation d'environ 6 ans, mais c'est les 2 dernières années et demie que j'ai réalisé les planches. Le deuxième par contre s'est fait un peu plus vite, 23 mois, sachant qu'en même temps, je travaillais toujours pour Disney. C'est du travail que je faisais le soir et week-end.

Donc à partir de maintenant, on va te voir un peu plus souvent dans les vitrines des libraires ?
Juanjo Guarnido : On va essayer !

Le prochain Blacksad est prévu pour quand ?
Juanjo Guarnido : On voudrait le sortir au premier semestre 2005, peut-être au deuxième semestre…

A ton avis, pourquoi la BD franco-belge ne perce t-elle pas outre Pyrénées ?
Juanjo Guarnido : Si, ça marche ! Il y a de plus en plus d'ouvrages franco-belges qui sont publiés là-bas. Mais le marché est plus petit parce que traditionnellement la BD ne s'est pas imposée dans les mentalités, dans la culture espagnole. Il y a un moment où ça aurait pu. Il y a même eu des séries là-bas comme El Guerrero del Antifaz qui ont été tirés à 600 000 exemplaires, pour tout public. Tout le monde a lu ça ! Mais ça s'est perdu. Malheureusement, pour une raison ou une autre, les gens qui ont grandi en lisant toutes ces BD n'ont pas constitué un public comme en France. Il y a des gens en Espagne qui veulent que la BD reste marginale et reste réservée aux marginaux. Résultat, elle est considérée comme provocatrice, transgressive. Pour qu'elle acquière ses lettres de noblesse, il faudrait qu'elle soit considérée comme un art populaire (dans le bon sens). En France, ce sont des BD comme Titeuf, qui sont vendues à près d'un million d'exemplaires, qui contribuent à rendre cet art populaire, à nourrir tout le reste du marché. Ça donne une bonne image du marché, ça donne leurs chances aux éditeurs, aux auteurs. En Espagne, plus précisément chez moi, à Grenade, il y a eu un show à la fin d'un festival BD, mis en scène par un réalisateur qui a voulu choquer tout le monde en faisant un show carrément porno à la fin. Si, si, avec des gens en train de baiser vraiment sur scène. Comment voulez-vous que la BD devienne populaire de la sorte ? Pour moi, c'est la façon la plus éxecrable qu'on puisse imaginer d'attaquer la BD à sa racine, dans son ensemble.

Si tu étais un bédien, quelles seraient les BD que tu aimerais faire découvrir aux terriens ?
Juanjo Guarnido : Considérons, par exemple, une BD qu'on pourrait offrir en cadeau. Au public qui n'est pas au contact de la BD, je conseillerai Calvin et Hobbes, le Sursis de Gibrat, Le combat ordinaire de Larcenet. Il m'est arrivé d'offrir également la gloire d'Hera et Monsieur Jean. Mais j'aimerais aussi faire découvrir aux terriens des ouvrages un peu plus risqués, comme Socrate le demi-chien de Sfar et Blain...

Si tu avais le pouvoir cosmique de te téléporter dans le crâne d’un autre auteur de BD, chez qui aurais-tu élu domicile ?
Juanjo Guarnido : Giraud ! Quand on a le pouvoir de dessiner comme Dieu tout puissant, il n'y a pas à hésiter !

Merci beaucoup Juanjo, et vivement Blacksad 3 !