interview Bande dessinée

Léonie Bischoff

©Casterman édition 2020

Léonie Bischoff est autrice de BD. Connue pour ses adaptations dessinées de Camilla Läckberg avec Olivier Bocquet au scénario, Hoodoo Darlin’ ou la Petite bibliothèque des savoirs T23, un vent nouveau a soufflé dans son atelier bruxellois, avec un album plus personnel, Anaïs Nin, fruit de plusieurs années de recherche documentaire. Malgré un emploi du temps chargé, Léonie s’est prêtée au jeu de l’interview pour Planète BD, depuis Bruxelles, un jour de grisaille, si sombre qu’il en faisait presque nuit… !

Réalisée en lien avec l'album Anaïs Nin
Lieu de l'interview : par téléphone

interview menée
par
6 décembre 2020

Copyright Casterman – Léonie Bischoff – Anaïs Nin


Bonjour Léonie, peux-tu te présenter en quelques mots ? Ce qui t’a orientée vers les Arts Graphiques ? Comment est née ta vocation ? Quelle école ?
Léonie Bischoff : Je suis née en suisse, à Genève. J’ai grandi dans une maison où l’on aime lire, dessiner, bricoler, j’ai été nourrie de ce côté-là, une vie assez créative et dans l’imagination. J’ai choisi de finir l’équivalent du bac, la maturité, les trois dernières années en option arts visuels, sans savoir exactement ce que je voulais en faire. Puis, je me suis rendue compte que c’était le papier/crayon qui m’intéressait le plus.
J’ai hésité à faire les Beaux Arts, mais c’était très orienté sur la performance, la vidéo, tout ce qui était dématérialisé. Je me suis alors dirigée vers l’École Saint Luc à Bruxelles, qui fait de la BD avec une approche très ouverte, axée sur le papier ou le numérique, à l’époque (début 2000), et sur le dessin à l’ancienne, encore artisanal. Ensuite, j’ai continué à m’auto formée tout en travaillant. J’aurai pu faire libraire si je n’étais pas devenue dessinatrice. Je suis une grande lectrice de romans, j’aime beaucoup me plonger dans des univers de fiction.

Nous connaissons déjà un peu ton trait avec les adaptations littéraires des polars de Camilla Läckberg, mais tu nous as réellement surpris avec Anaïs Nin, dans un style nouveau et plus personnel : quel a été le déclencheur ? Ce qui t’a inspirée chez cette femme de lettre ?
LB : Je pense que c’est venu petit à petit. J’étais fan de ses journaux, découverts quand j’étais étudiante. Sa voix faisait vibrer vraiment très fort des choses en moi, que ce soit sur la créativité, sur la recherche de liberté amoureuse, de redéfinir ce que peuvent être les relations amoureuses, hors des cadres sociaux inculqués culturellement. Je sentais un écho à sa réflexion, elle avait une façon d’en parler que je trouvais tellement puissante, elle mettait des mots sur des choses que je ressentais de manière confuse. C’est cela qui m’a donné l’envie de parler d’elle. A travers son écriture si belle et sa vie extrême, j’ai pu aborder des thèmes qui me travaillaient et que je n’aurais pas voulu aborder par de l’autofiction par exemple. Je suis pudique, je n’aurai pas voulu me mettre moi-même en scène. Elle allait tellement plus loin dans ses réflexions et dans ses actes, dans une direction qui me fait vibrer. C’est comme ça que ça s’est décidé. Je n’avais pas idée de faire une biographie sur une femme artiste. Elle parle de thèmes qui me captivent et j’ai décidé de m’en servir presque comme d’un personnage plus que d’une figure historique pour essayer d’aborder ces thèmes-là.

Copyright Casterman – Léonie Bischoff – Anaïs Nin


Ton ouvrage est vaste, comment as-tu construit ton scénario ? Cela a du te demander un sacré travail de recherche pour reconstituer les moments-clés de sa vie ?!
LB : J’ai mis 5 ou 6 ans pour lire ses œuvres, ses correspondances, des biographies avec l’idée d’en faire un projet. J’étais perdue car j’avais l’impression de tout devoir raconter devant tant d’information, comme une approche scientifique, tout raconter et s’embourber dans une masse de notes et de documentations. Il y avait des interruptions, car je me suis consacrée à d’autres projets. Je voulais traiter d’un personnage plus que d’une figure historique, et me recentrer sur ce qui me faisait vibrer : le partage de l’émotion et plus qu’une approche scientifique. Il a fallu accepter que son écriture ait été retravaillée par elle-même et par ses éditeurs. On ne sait pas la vérité totale. Il y avait une subjectivité de l’émotion, ses journaux intimes n’étaient pas destinés à être publiés à la base, elle écrivait pour elle. J’ai fini par me détacher des sources et me suis basée sur mes notes, et les images que j’avais en tête, des mises en scène visuelles très forte dès la première lecture. J’ai une imagination visuelle il y avait des scènes qui m’inspiraient plus, quitte à tricher et avoir des imprécisions sur la chronologie. Cela rend la chose plus lisible pour des gens qui ne connaissent pas son travail, pour être à la fois dans la narration et la fiction. Je me suis concentrée sur ce qui m’a fait vibrer, des scènes m’ont fort inspirée.

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J’ai voulu montrer comment elle se situe par rapport à elle-même et par rapport aux autres, me pencher sur un sujet universel : comment interagir avec les autres ? Elle avait une forme d’éthique, elle a de la compassion, certains l’ont décrite comme un monstre, ce n’est pourtant pas une sociopathe. J’ai essayé de respecter certaines choses, j’ai dû me situer entre l’admiration, et la tendresse que j’ai pour elle, je me suis habituée à ses écrits mais il y a des choses choquantes. Il y une grande un part de sexisme, dans le fait qu’elle ait aussi peu été reconnue de son vivant. Beaucoup de biographes l’ont réduite à ses failles psychologiques, mais ô combien d’artistes luttent contre leurs névroses. Elle a été perçue comme manipulatrice. Son œuvre a été minimalisée, et rabaissée à des comportements, des mots comme, promiscuité.
Le thème du féminisme me touche mais je ne voulais pas en parler frontalement. Anaïs Nin est féminine sur ses actions, mais elle est pleine d’ambigüité, elle a cette dépendance et sentimentale, et financière aux hommes, elle se crée une vie différente de celle proposée, mais elle a un côté à s’autodéterminer, je la trouve très féministe, sans être militante.

Le dessin, ton graphisme est sincèrement envoûtant : quelles techniques as-tu utilisées pour parvenir à un si beau résultat ?
LB : J’ai utilisé le crayon qui a une mine multicolore, qui donne de touts petits éclats de couleur aléatoires, et pas trois couleurs bien rangées les unes après les autres. Cela change souvent, c’est indépendant de ma volonté. Je peux être surprise moi-même. Le trait est toujours un peu vivant comme ça, et un peu vibrant. Je l’utilisais pour les dédicaces depuis plusieurs années. Il m’a été suggéré de tester une planche avec ces crayons-là, car je cherchais ma technique. J’avais fait plein de tests avec plein d’outils différents, sans être satisfaite. Je ne pensais pas que l’on pourrait le scanner et le reproduire. Je pensais que la couleur allait se ternir, que cela serait difficile à numériser et à imprimer après, mais cela marche très bien. Il y a juste quelques réglages à faire une fois la planche scannée. Cela a été la révélation ! Cela me libère de devoir faire de la couleur partout derrière, ce que je trouve un peu lourd. J’aime beaucoup faire de la couleur, mais j’ai souvent l’impression que la couleur étouffe un peu mon trait, ou que ça sert de cache misère quand je n’en suis pas contente. C’est un challenge ! Le trait doit se suffire à lui-même et avec déjà des couleurs dans le trait, il n’en devient que plus vibrant. C’est très original.

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Je n’ai pas l’impression que cette technique ait déjà été utilisée pour faire une BD entière. Il utilisé par endroit, par petite touche, entre autre par Kitty Crowther (illustratrice belge) que je ne remercierai jamais assez de m’avoir fait découvrir cet outil. C’est un crayon pour enfant. Ce n’était pas un but en soi d’avoir une technique unique au monde. Mais cela lui donne un côté mystérieux et intriguant, par un enchainement de hasards. Les gens qui ne sont pas dessinateurs ne voient pas forcement les couleurs dans le trait.
J’utilise aussi un deuxième crayon, un violet foncé, pour souligner certaines zones : le contour des yeux comme du maquillage, les pupilles, les cheveux. Cela donne plus de volume et un contraste pour l’équilibre et le relief. Sur certaines scènes, des pages ont un fond coloré, ce sont des pages d’aquarelle superposées numériquement. Je bidouille, j’expérimente, je recherche une atmosphère plus qu’une couleur, pour les scènes oniriques, de nuit, par exemple.

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Et combien de temps as-tu passé sur une planche environ ?

LB : Il faut compter une année d’écriture pour le séquentiel et le story-board, puis une année de dessin pour la réalisation des planches. Sachant que j’ai d’autres activités en parallèle. Je travaille sur des illustrations pour une publication belge hebdomadaire, avec une toute autre technique : du tout numérique ! Cela demande de trouver des idées rapidement, de dessiner plus vite, avec un trait simple, de jouer sur les couleurs et de solliciter des muscles mentaux que je ne travaillerais pas spontanément ! Cela peut être un gag ou un trait d’esprit, qui sont parfois compliqué à trouver mais l’exercice est intéressant car il me sort de ma zone de confort.

Qu’as-tu ressenti en dessinant ?
LB : Je travaille souvent en trois temps. D’abord, j’écris un séquentiel sommaire, ce qui se passe dans chaque scène, ce qui s’y dit.
Ensuite, je ressens davantage de choses au moment du découpage. Je vais dessiner vite fait en tout petit, sans soigner mon dessin, environ 4 planches sur une page A4, des quarts de page. Là je fais la mise en scène. Je recherche l’équilibre des planches, ce qui va se passer visuellement dans chaque case, j’essaie d’être dans l’émotion. L’étape la plus importante. Je recherche un visage, un morceau, le cadrage, quels sont les gestes… J’aime jouer sur le langage non verbal, sur les positions du corps… la tendresse que l’on peut sentir dans un mouvement de main… un mouvement de nuque… c’est compliqué à décrire ce que j’ai ressenti à la lecture. Je joue sur ce que ressentent les personnages. Il faut gérer une frustration comme si l’on racontait un rêve. C’est plat. Il faut faire passer ce que l’on a en tête. Il faut gérer avec ce mélange d’émotions qui sont les miennes par rapport au travail, et celles de mes personnages. Je rentre alors dans une phase de concentration intense, qui prend beaucoup de place, je me coupe un peu du monde. Je travaille dans un atelier, j’ai des super collègues qui comprennent ces phases-là, et chacun a ses codes. C’est très agréable de travailler en atelier. Lorsque l’on bute, il y a toujours quelqu’un pour venir boire un café, écouter et donner des idées. Les points de vue sont différents et c’est une grande richesse.
Enfin, un troisième temps, plus simple : le dessin au propre, plus artisanal. Je connais mes outils, j’écoute de la musique, j’ai plus de plaisir, même si c’est long. C’est un truc de persévérance, et de régularité, presque hypnotique, dans le travail, dans le geste. Une partie que j’aime beaucoup, c’est moins dur que le découpage. Il y a aussi une frustration de ne pas toujours pouvoir garder la spontanéité du trait, et de devoir recommencer plusieurs fois, sans parvenir à reproduire cette instantanéité. Parfois le dessin, bien que sommaire, exprime à lui seul beaucoup de choses. J’envie parfois les auteurs qui ont cette spontanéité et qui la cultivent.

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Anaïs Nin est en lice pour plusieurs prix (Ouest France, ACBD, Angoulême..), comment vis-tu cette notoriété ? Est-ce grisant ? Stimulant ? Cela te met une pression supplémentaire ou cela ta coule dessus comme la pluie sur un imperméable ?
LB : C’est un album que j’ai porté longtemps et sur lequel j’ai eu peur de ne pas y arriver plusieurs fois. Je suis hyper contente. Je ne pensais pas que cela parlerait à autant de gens, que cela serait plutôt pour une niche, pour des lecteurs qui connaissaient déjà Anaïs Nin, qui aiment les figures littéraires, des amateurs de dessins féminins. Anaïs Nin touche au final un large public. Je ne m’attendais pas à un tel intérêt de la presse et de la radio. Je constate plein de réactions hyper positives. C’est à la fois déstabilisant et gratifiant. Je fais beaucoup de promo depuis 3 mois, et je ralentis l’avancée des commandes sur lesquelles je m’étais engagée, car je n’avais pas idée d’une telle ampleur. C’est important de sentir que j’ai réussi à retranscrire tout ce qui me touche. Des gens me disent que cela leur donne envie de lire ses journaux, d’être amoureux, de créer. Ça, c’est la vraie reconnaissance.
C’est aussi une reconnaissance du métier et du milieu. Même si je suis pro depuis 10 ans, je me considérais comme une nouvelle car les lecteurs de BD ne me connaissaient pas du tout. Cela va me donner une meilleure visibilité pour la suite. Il y a aussi une pression, par rapport à ce qu’ont ressenti les gens et ce qu’ils ressentiront dans les prochains ouvrages. J’espère que j’arriverai aussi bien à parler de quelque chose qui me tient à coeur.
Copyright Casterman – Léonie Bischoff – Anaïs Nin
Nous te laissons savourer le succès notoire d’Anaïs Nin, mais as-tu déjà une idée des prochains projets sur lesquels tu vas travailler ?

LB : Je travaille actuellement sur deux projets. L’un pour les éditions Rue de Sèvres, un livre jeunesse sur le thème du western, j’en fais l’adaptation moi-même, l’autre pour Casterman. Mais j’en parlerai en temps voulu, car seules les grandes idées sont posées mais pas encore développées.

Si je te donnais le pouvoir magique de rentrer dans la tête d’un auteur ou d’une autrice, qui serait-ce et pour y trouver quoi ?
LB : J’aimerais bien être dans la tête de Björk, pour essayer de comprendre comment elle a autant de force et de combativité. J’ai l’impression qu’elle n’en fait qu’à sa tête. Elle se renouvelle sans cesse, elle a vraiment le feu, le feu de la créativité hyper fort et une forme de folie. Elle vit dans son monde.
Pour ma part, je suis encore trop influencée par l’avis des autres, la peur de déplaire, il fait être bien poli et bien gentil et je pense qu’elle, cela fait très longtemps qu’elle a lâché ce genre de considération, elle est dans sa folie à sortir ce qu’il sort. C’est pour cela que j’aimerais bien être dans sa tête, et aussi pour voir car cela doit être complètement fou, son imagination.

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C’est une personnalité qui me fascine très fort même si j’aime moins sa musique récemment, elle me parle moins. Mais sa personnalité, sa force de création et son univers graphique continuent à me passionner. Elle s’associe à des gens qui font des trucs incroyables. Elle a ce don de trouver des gens qui vont donner vie visuellement à ce qui se passe au niveau du son, de son imagination, elle s’entoure de gens nouveaux. Je pense qu’elle est exigeante. J’aurai peur de travailler avec elle, de peur d’être complètement écrasée. Une force de la nature. Elle s’entoure de costumiers, maquilleurs, dessinateurs, des créateurs de mode, de réalisateurs, pour créer les univers visuels de ses albums audio, idem sur des mises en scène, elle ne cherche pas la débauche de moyens de la pop. Son univers est particulier, singulier. Je la trouve très belle, une beauté qui n’est pas normée, pas classique, mais elle fait passer des émotions. Par moment, elle me fait grincer des dents, je ne suis pas toujours d’accord avec elle, dans ses interviews. Malgré tous ces changements il y a une forme de stabilité, dans sa force de création.

Et s’il s’agissait d’un auteur / trice de BD ?
LB : Christophe Blain, pour son sens du rythme, des dialogues. Cela peut être à la fois touchant et drôle. Il prend une forme de distance avec ses personnages. Il se sert bien de codes de la BD, qui pourraient être ringards mais il se les réapproprie. Il y a un truc magique dans ses cases. La narration marche tellement bien, le rapport image/texte aussi. Il est d’une fluidité incroyable dans ce qu’il fait ! C’est cela que j’aimerai comprendre, comment il fait ça !

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Merci Léonie, et belle continuation !