C'est au début de l'année 1999 que les lecteurs français ont pu découvrir le premier tome de Dragon Head, un manga d'un certain Minetaro Mochizuki. En l'espace d'une dizaine d'albums, ce mangaka est parvenu avec sa série à s'imposer dans la mémoire collective comme un artiste talentueux et passionnant, de ceux qui en influencent d'autres, dont le célèbre Paul Pope. Se plaisant à changer de registre tout en faisant évoluer son style, l'artiste s'est essayé à l'aventure avec Maiwai mais aussi à l'adaptation de roman avec Chiisakobé. Ce dernier titre s'impose comme un magnifique récit, d'une grande subtilité. Sélectionné parmi les meilleurs albums de l'année au festival d'Angoulême, Chiisakobé est une merveille que Minetaro Mochizuki est venu lui-même défendre en France. L'occasion unique de rencontrer l'une des figures marquantes de la bande dessinée japonaise.
interview Manga
Minetaro Mochizuki
Réalisée en lien avec les albums Chiisakobé T1, Maiwai T1, Dragon Head – Edition simple, T1
Une interview traduite du japonais par Miyako Slocombe.
Bonjour Minetaro Mochizuki, comment vous présenteriez-vous aux lecteurs ?
Minetaro Mochizuki : Objectivement, je n'ai jamais vraiment réfléchi à ma position dans le monde du manga donc c'est un peu difficile de me présenter. En tout cas, si j'essaie de me situer dans le manga au Japon, je me situerais tout au bout, comme une sorte d'outsider. Je pense que mes œuvres les plus représentatives sont Dragon Head ou Maiwai qui sont traduites en France. Mon dernier titre, Chiisakobé est un peu synonyme pour moi de changement de carrière, une voie différente et qui me rend en plus très heureux de la voir publiée en France. Vous voulez plus d'informations sur mon âge ? Où j'habite ? [rires]
Quel a été la première fois où vous êtes rentré en contact avec le 9e art ?
Minetaro Mochizuki : En fait, j'ai été élevé dans une famille monoparentale, c'est ma mère qui s'occupait de moi. En journée, quand elle partait travailler, je restais tout seul à la maison et je m'amusais à dessiner sur les « shoji » [NDR : portes coulissantes en papier présentes dans les maisons traditionnelles japonaises]. Comme il n'y avait personne pour me garder, je dessinais sur chaque porte de la maison. Ma mère ne me disait rien car elle savait que je n'avais rien d'autre à faire. C'est la première fois que j'ai trouvé amusant de dessiner. Même si je me suis fait grondé la première fois.
Quelles ont été les influences qui vous ont permis de créer La dame de la chambre close ?
Minetaro Mochizuki : Forcément, il y a l'influence de Kazuo Umezu, j'en suis sûr. C'était un auteur que je lisais énormément et ce, depuis l'école primaire. Je lisais tout de lui et il m'a forcément marqué. J'ai appris le mot « hipster » récemment par Stéphane Duval [NDR : le directeur du Lézard Noir] et Kazuo Umezu y correspond parfaitement. Je le respecte énormément. Par contre, ce n'est pas lui directement qui m'a poussé à faire La dame de la chambre close mais un de mes éditeurs. Il m'avait dit que je devrais essayer de réaliser un manga d'horreur car mon style s'y prêtait assez bien. Ce n'est pas moi qui avait envie d'en faire un, mon précédent manga était plutôt une comédie mais mon éditeur me disait que je laissais trop parler ma sensibilité et que j'allais me heurter à un mur. On me disait qu'il fallait que mon manga applique au mieux les règles du « kishōtenketsu » [ NDR : une pratique nécessitant certains codes narratifs impliquant un début et une fin à chaque épisode ] et que le manga d'horreur était le plus propice à cela.
Ensuite est venu Dragon Head. Quel regard portez-vous sur l'œuvre accomplie ?
Minetaro Mochizuki : Je suis allé un peu trop loin. Avant de commencer cette série, je pensais réaliser quelque chose de très sobre. Je ne pensais pas du tout en faire une série longue. Le thème était de l'ordre de la terreur avec de l'action. Les parties action n'étaient pas le nœud principal de l'histoire, c'était plutôt la noirceur intérieure des gens qui m'intéressait, le sentiment humain que je voulais traité. C'est comme ça que j'ai réalisé Dragon Head au début mais ce sont les parties action qui ont le plus intéressé les lecteurs. Ce qui m'a forcé à pousser dans ce côté manga d'action. Je ne sais pas si cela a été une bonne chose ou non que cette tournure.
La thématique de la peur et de ses nombreuses variantes semble avoir été au cœur de la conception de Dragon Head. Qu'en est-il ?
Minetaro Mochizuki : Effectivement c'est exactement ça. À la base, je voulais que l'histoire s'achève au bout du passage du tunnel lorsque les personnages en sortaient. Pour moi le plus terrifiant est une errance sans but et sans destination. Dans Chiisakobé, le héros part en voyage. Il part de sa maison, acquière quelque chose et rentre chez lui. Il y a vraiment un but alors que dans Dragon Head, c'est tout l'inverse et c'est ça qui est si terrifiant.
Avec Maiwai, nous t'avons retrouvé avec un style visuel qui a évolué et un type de récit inattendu. Comment l'expliquez-vous ?
Minetaro Mochizuki : Dans Maiwai, en fait, pour reprendre la comparaison du voyage, je voulais dessiner une aventure avec un départ et un retour. Je voulais faire un manga d'action pur, même si je ne pense pas être parvenu à faire ce que je voulais.
Vous avez pourtant eu l'air de vous amuser avec ces personnages loufoques et ces situations ahurissantes !
Minetaro Mochizuki : En fait, pendant la réalisation de la série, je me suis beaucoup amusé mais les réactions des lecteurs sont parfois un peu difficiles. J'ai deux types de lecteurs : ceux qui m'ont connus quand je faisais des mangas humoristiques [ NDR : non publiés en France à ce jour ] et ceux qui m'ont connus à partir de La dame de la chambre close.
Comment est né le projet Chiisakobé ?
Minetaro Mochizuki : Tout d'abord, je voulais partir d'un scénario qui existait déjà. J'ai demandé à mon éditeur s'il avait des choses à me proposer. C'est lui qui a trouvé le roman Chiisakobé.
Avec Chiisakobé, vous avez l'air d'être apaisé...
Minetaro Mochizuki : C'est en fait avec le manga qui est sorti juste avant et qui n'est pas sorti en France que mon style a complètement changé [ NDR : Tokyo Kaido ]. Avec Chiisakobé, je me suis dit que j'allais faire ce que je souhaitais, peu importe les lecteurs, que cela leur plaise ou non. J'ai poursuivi dans cette veine-là. On peut peut être parler d'apaisement, de tranquillité. Je me disais que même si je perdais mes lecteurs, j'aurais dessiné ce que je souhaitais dessiné. Je me suis beaucoup amusé avec Chiisakobé et me retrouver du coup en France à être interviewé, ça me fait tout drôle.
Vous n'aviez jamais voulu ou pu venir en France avant ?
Minetaro Mochizuki : Non, non, je n’imaginais pas du tout. Pour dire, je ne savais pas comment réagiraient les lecteurs à Chiisakobé. Grâce à la patience de mon éditeur, de la revue Spirit et à Stéphane du Lézard Noir, je suis ici et leur en suis reconnaissant.
Pouvez-vous nous parler un peu de vos personnages, de Shijegi, Ritsu et de la bande d'enfants qui les entourent ?
Minetaro Mochizuki : Dans le roman original, Shijegi est un personnage plus actif. C'est un bel homme. Je trouvais que cela manquait de réalisme. En tant qu'auteur, je ne trouvais pas cela réaliste, je me disais que cela serait pareil pour les lecteurs. J'en ai donc fait un barbu qui aime voyager et qui a une personnalité sensible. Pour Ritsu, lorsque j'ai lu le roman c'est devenu mon personnage préféré. Je la trouvais mignonne et charmante. J'ai passé beaucoup de temps à essayer de la rendre la plus sympathique et charmante dans le manga. Pour les enfants, dans le roman, il y en a une dizaine je crois. J'ai préféré réduire leur nombre pour leur donner une identité propre et leur donner un passé propre.
Dans chacun de vos titres, il y a toujours une certaine subtilité...
Minetaro Mochizuki : En fait, il faut que j'aime vraiment mes personnages sinon ça se ressentira vraiment pour les lecteurs. Souvent, on me dit que Ritsu est un personnage charmant, j'apprécie cela, même si je pense que je suis celui qui l'apprécie le plus.
Sur quoi travaillez-vous à présent que Chiisakobé est terminé au Japon ?
Minetaro Mochizuki : Je suis en pleine phase d'accouchement difficile sur ce nouveau projet. J'aimerais que tout ce que j'ai pu acquérir en réalisant Chiisakobé soit lié à mon prochain manga.
Si je vous offrais le pouvoir métaphysique de visiter le crâne d'un auteur pour en comprendre son génie, qui visiteriez-vous ?
Minetaro Mochizuki : C'est une question très difficile. En fait, je suis extrêmement influençable. Pendant longtemps, j'avais peur d'aller lire les mangas des autres, de peur d'être influencé par ceux-ci. Probablement parce que j'avais peu confiance en moi. Je m'imaginais reprendre ce que les autres faisaient. Encore aujourd'hui, je fais exprès de ne pas lire les mangas des autres, je suis allergique au rayon manga des librairies ! Je n'y vais pas. Cependant, depuis Tokyo Kaido et Chiisakobé, cela me dérange moins. Je triche un peu dans ma réponse. Je vais dire que je n'ai besoin du talent technique de personne, je veux moi-même me constituer des défis à surpasser moi-même. Je suis désolé, j'aurais peut être du répondre Kazuo Umezu ou Akira Toriyama mais cette réponse reflète ma personnalité. [rires]
Mœbius prônait le fait qu'il observait beaucoup ce que faisaient les autres artistes pour s'inspirer et se renouveler en permanence. C'est tout l'inverse pour vous !
Minetaro Mochizuki : Mœbius devait être quelqu'un de très fort psychologiquement. [rires]
Comment jugez-vous l'évolution des mangas depuis le début de votre carrière ?
Minetaro Mochizuki : Avant il y avait plus de gros éditeurs d'un côté et de l'autre un circuit plus indépendant et plus créatif peut être. Cette frontière a presque disparu aujourd'hui, comme si les petits éditeurs avaient été absorbés par les gros. On voit de moins en moins de frontières entre les deux, comme si le mainstream avait gagné. Je regrette que toutes les œuvres se ressemblent un peu du coup. Je me suis promené dans la Bulle New-York au festival d'Angoulême et j'ai découvert beaucoup d'éditeurs comme Le Lézard Noir qui, même si en taille ils ne sont pas très grand, ont une volonté énorme et une ambition vis-à-vis de l'édition qui est très forte. Au Japon, j'ai l'impression que cela n'existe plus. Je vous envie beaucoup là-dessus.
Merci beaucoup !
Remerciements à Stéphane Duval du Lézard Noir pour avoir permis cette rencontre.