Après la science-fiction cyber-punk de Convoi (avec Thierry Smolderen), après le conte enfantin initiatique de Pince Lao, Philippe Gauckler se lance dans une nouvelle aventure ambitieuse et pointue, une nouvelle fois en tant qu’auteur complet. L’épisode pilote de son thriller géopolitique et énergétique Koralovski se nourrit étrangement de l’actualité récente concernant le front Ukraino-Russe. Gauckler a poussé les recherches et l’expertise assez loin en la matière, comme le prouve cette interview co-réalisée via le net par le Lombard (merci Géraldine Vernerey) et nous-mêmes.
interview Bande dessinée
Philippe Gauckler
Bonjour Philippe. Pour faire connaissance avec les lecteurs de BD qui ne vous connaissent pas, comment vous présenteriez-vous ?
Philippe Gauckler : Avec le recul, puisque un paquet d'années se sont écoulées depuis mes débuts dans Métal Hurlant (février 1982), je peux me considérer comme un « amateur-persistant-qui-n'a-pas-exploré-toutes-les-possibilités » offertes par ce magique média. Attiré par la SF (les possibilités du futur) au début, puis par le récit d'initiation (enfance), je me retrouve à présent de manière totalement volontaire dans l'élément le plus délicat à maîtriser : le récit d'action qui se déroule en même temps que l'actualité qu'il est censé décrire. En ce qui concerne le style de dessin, j'aurais voulu, à mes débuts, faire « du Jacobs », j'adorais le côté théâtral de Blake et Mortimer et aussi l'économie de moyens : montrer toutes sortes de paysages, de personnages, de situations, avec un dessin simple, presque schématique, c'est la force de la ligne claire. Et puis il y a eu le choc visuel Moebius, qui allait encore plus loin dans la performance de représentation avec le minimum de moyens. J'ai démarré en faisant l'inverse, en essayant de surmonter mon handicap technique par des couleurs et des dessins qui m'impressionnaient. J'ai cherché à m'épater. Du coup, j'ai été plus attiré par le côté illustration de mon style, et j'ai un peu oublié l'art du récit en BD... Avec Koralovski, je me réconcilie avec l'envie de mes débuts...
Vous n’êtes pas un auteur très prolifique : entre Prince Lao et Koralovski, 6 ans se sont écoulés. Que faisiez-vous entre temps ?
Philippe Gauckler : Le T4 de Prince Lao, L'Etoile d'Alaï est sorti en mai 2009, le T1 de Koralovski sort en février 2015, ça fait 6 ans... Mais il y a eu entre temps des projets qui ont conduit à Koralovski : une histoire de modifications d'événements, un récit fin de monde Unterwelt, Blackman (un soldat perdu 3.0) ; tous ces projets portaient un bout de Koralovski... Je donne l'impression d'avoir piétiné, mais on ne m'a pas encouragé à faire une uchronie (c'était avant Jour J), Unterwelt était trop sombre, et Black Man de Richard Morgan venait de paraître chez Bragelonne SF (même idée, même sujet, c'était déconcertant, alors que je travaillais dessus depuis un an). J'ai fait des story boards de toutes ces histoires puis, peu à peu, à force de recherches, des choses se sont emboîtées, et ont fini par donner une cohérence à un récit... J'avais enfin la sensation de tenir une piste solide. Evidemment, comme je ne suis pas marquis, je travaillais en pub (story boards, roughs) pour financer tout ça (et le loyer aussi...). Il y a un côté rassurant de faire des projets qui ne voient pas le jour : la peur de voir son rêve se confronter au réel...
Dans l’album Koralovski T.1 L'Oligarque, directement inspiré de réels oligarques et politiques russes, vous faîtes référence à la crise qui a touché la Russie de plein fouet en 1998. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Philippe Gauckler : La crise qui touche la Russie en 2014 présente les mêmes symptômes que celle qui avait frappé la Russie en 1998, mais le pays n'est pas du tout dans le même état de délabrement économique qu'il y a 15 ans.
On pourrait penser (voir la Une du Monde du jeudi 18 décembre 2014, Poutine perd la guerre économique) que la Russie va à nouveau être victime de la pression économique exercée par les occidentaux (Europe-USA) à travers le programme de sanctions économiques faisant suite à l'attitude de la Russie dans la crise ukrainienne. Il apparaît (il faut un peu slalomer dans les infos) que la Russie a les capacités de résister aux sanctions, à la chute du rouble et à la chute des cours du pétrole (voir le blog de Jacques Sapir RussEurope, l'article concernant le rouble, l'économie et le pétrole ainsi que Russie : du sang à la corbeille) et que le petit jeu pervers des Occidentaux risque surtout d'épuiser les économies occidentales !
Vous semblez dire également dans l’album que les grandes entreprises ne sont pas pour rien dans cet effondrement, du moins en 1998.
Philippe Gauckler : Revenons à 1991. Eltsine est au pouvoir, une phase de libéralisation s’opère. C’est à ce moment là que sont apparus les oligarques. En décembre 1995, pour secourir le gouvernement Russe qui doit faire face à des problèmes budgétaires dramatiques, l'un des oligarques, Vladimir Potanine propose que les nouvelles banques privées dirigées par d'autres oligarques prêtent de l'argent à l'Etat pour une durée de un an. Au terme, si l'Etat ne peut pas rembourser ces prêts, il devra céder des actions des plus grandes entreprises nationales, en nantissement de la dette. Un an plus tard, (comme prévu par Potanine...) l'Etat ne pouvant honorer le remboursement des prêts cédait ces plus grandes entreprises aux oligarques prêteurs pour un montant à peine supérieur à la dette. Une sorte d'arrangement interne à la Russie. Bien sûr ces entreprises étaient en très mauvais état, mais leur potentiel était colossal. Du coup, un petit nombre de riches Russes sont entrés en possession de gigantesques sociétés pour un prix bradé. Les capitaux affluent du monde entier, c'est l'euphorie jusqu'à la crise de 1998, qui voit ces capitaux repartir dans l'autre sens et ruiner la tentative d'effort d'investissement dans l'économie Russe.
On devine aussi l'application des schémas économiques de l'école de Chicago (thérapie de choc qui consiste à abattre l'économie et les structures étatiques d'un pays pour repartir de zéro)... Ça a été un désastre. On a pu s’en apercevoir dans les années 70 en Amérique du Sud. Et la Russie dans les années 90, ça a été la même chose. Ce modèle économique s’est donc installé sous Eltsine, et s’est traduit par un pillage de ressources.
Le programme des privatisations d'entreprises en Russie dans les années 90 laissait libre cours aux initiatives individuelles et l'état Russe était pratiquement exclu de la valorisation de ses propres richesses. C'est dans cette perspective qu'il faut observer la reprise en main par Poutine des ressources naturelles de Russie pour stopper l'hémorragie et restaurer une structure de contrôle par l'état.
En 1989, les Soviétiques étaient exsangues après l’Afghanistan. Les Etats-Unis ont provoqué la chute des cours, ce qui a participé à l'effondrement de l'URSS. Idem pour 1998, le marché est inondé, les prix chutent, le rouble s’effondre. Et aujourd’hui, même schéma, 15 jours après la réunion de l’OPEP, l’Arabie Saoudite ouvre les robinets à fond ! La Russie semble mal aller, mais elle développe une stratégie qui n'est pas encore très lisible et qui pourrait s'apparenter à la stratégie Russe de résistance à l'envahissement (qui a fait ses preuves avec Napoléon et Hitler) : « on attend, on recule, de toute façon on a la place... et on a le temps. » Mais le jeu de guerre économique mené par les Etats-Unis est très malsain et risque de se retourner contre eux.
Quel serait l’intérêt des Etats-Unis à agir de la sorte selon vous ?
Philippe Gauckler : La Russie se portait très bien ces dernières années. Entre 2000 et 2008, sa croissance oscillait entre 6 et 8% ! Alors que rien n’avait été produit en matière d’équipement militaire depuis la chute de l’URSS, Poutine a commencé à parler de rééquipement à ce moment-là ! Ce qui n’a pas beaucoup plu aux Etats-Unis… Les Etats-Unis s'acharnent sur la Russie et cherchent par tous les moyens à la soumettre.
Dernier exemple en date : l'Ukraine... Depuis 1991, les Etats-Unis ont affecté via différents canaux plus de 5 milliards de dollars à la prospection des ressources énergétiques en Ukraine (gaz et pétrole de schiste, forages offshore en mer Noire). La Russie voit cela comme une provocation, parce que l'Ukraine fait partie de sa sphère d'influence, c'est une terre historique sur laquelle l'Europe ou les Etats-Unis n'ont rien à faire... Les événements de Kiev, début 2014 et le coup d'état qui a chassé le président pro-Russe Yanoukovitch ont provoqué la réaction de la Russie. C'est une action de légitime défense, selon Poutine... Et selon les Etats-Unis aussi qui espèrent que Poutine va commettre une faute. L'annexion de la Crimée (en « remboursement » de l'indépendance du Kosovo, qui avait scandalisé les Russes) est suivie de diverses sanctions économiques occidentales (L'Europe obéit aux Etats-Unis dans ce dispositif). Là-dessus atterrit ou plutôt se crashe le vol MH 17 de la Malaysian Airlines, avec les conséquences immédiates de punitions diverses distribuées par l'Europe et les Etats-Unis (sans aucune preuve flagrante...).
Comment avez-vous eu connaissance de la théorie du « pétrole abiotique » ?
Philippe Gauckler : Parmi tous les livres que j'ai lus sur l'histoire et l'économie du pétrole, je suis tombé sur le livre de Jacques Bergier La guerre secrète du pétrole, paru en 1968, qui propose un regard oblique sur l'histoire du pétrole et surtout qui émet l'hypothèse d'une alternative à l'origine du pétrole. Jacques Bergier parle de la théorie Russe et des théories de l'astrophysicien Anglais Sir Fred Hoyle (le bien nommé...). C'est la première fois que je sens qu'un truc bizarre s'installe dans l'univers ultra contrôlé du pétrole. Mais, après avoir fureté sur internet pour trouver d'autres sources qui confirmeraient les propos que j'avais lus, je dois dire que j'ai été déçu par la pauvreté des renforts... Il existe en effet très peu d'éléments crédibles et solides qui pourraient valider la théorie du pétrole abiotique (un pétrole d'origine minérale qui ferait partie de la structure d'origine de la terre, contrairement au pétrole « fossile » qui se serait formé au cours de l'évolution terrestre à partir de débris organiques). Pourtant, je suis étonné par cette histoire de pétrole originel qui contredit l'idée de pétrole organique, parce qu'elle est lourde de conséquences sur notre monde contemporain. Et je suis également étonné par la confirmation qu'une autre forme de pétrole existerait dans l'univers : Titan, l'un des satellites de Saturne, qui est cartographié en ce moment par la sonde Cassini-Huygens apparaît recouvert d'océans d'hydrocarbures...
Je suis très circonspect en réfléchissant à la manière dont des milliards de tonnes de dinosaures, d'algues, de résidus organiques, de particules sous-marines peuvent se transformer en pétrole après des millions d'années d'enfouissement à des kilomètres sous la terre... Ce qui m'intrigue surtout, c'est l'aller-retour surface-grandes profondeurs : la matière organique meurt, descend à plusieurs kilomètres se transforme en pétrole et remonte à la surface... Un sacré parcours...
De toute façon, les théories scientifiques se périment et les certitudes d'aujourd'hui laisseront la place aux découvertes de demain (voir la théorie de la dérive des continents, énoncée en 1910, validée par la communauté scientifique en 1960... Ou alors la découverte d'un océan gigantesque à 700 kilomètres sous la surface terrestre, en totale contradiction avec les certitudes scientifiques actuelles...). Et la théorie du pétrole abiotique reste une théorie russe complètement étouffée.
Je crois au concept de pénurie durable que j'ai exposé dans ce tome 1 de Koralovski ! Elle revient à dire qu’il est profitable que le pétrole soit défini comme une ressource épuisable, afin de permettre l’enrichissement de l’industrie pétrolière… De là découle toute l’intrigue de la série.
Allez-vous intégrer les évènements actuels dans la série ?
Philippe Gauckler : J'observe attentivement l'évolution de la situation, mais mon intrigue est souple et adaptable à des événements soudains. Je ne propose pas quelque chose d'invraisemblable, mais quelque chose de crédible, appuyé par des documents précis. Ce que j'ai appris de l'histoire du pétrole, des tensions qu'il fait naître entre les grandes puissances, des guerres depuis le début du XXème siècle, montre bien que la fiction ne rattrapera jamais la réalité en matière de coups tordus, de trahisons, de brutalité, de désinformation et de mensonges... Le pétrole est un monstre qui génère des comportements monstrueux.
Pour en revenir à l'actualité, il est très difficile de prévoir ce qu'il va se passer tellement les enjeux sont importants. Les Etats-Unis cherchent à déstabiliser la Russie, avec l'aide d'une Europe ultra soumise et dépourvue de la moindre idée. Les Russes reprochent d'ailleurs aux Européens d'être aussi aveuglés par leur dépendance au modèle américain. Mais des éléments s'insinuent dans ce schéma et peuvent provoquer des perturbations : que vont faire la Chine, l'Inde, le Japon, les pays en voie de développement ou les pays du Moyen-Orient quand ils sortiront de la soumission occidentale.
Je crois que les Etats-Unis peuvent se casser les dents sur la Russie et que la Chine pourrait profiter de ce moment de faiblesse pour lancer une véritable attaque déstabilisatrice ruinant l'économie américaine en un instant et coulant le dollar (La Chine peut le faire en ce moment-même et c'est la principale préoccupation des Etats-Unis: comment soumettre la Russie tout en contenant la Chine...). Je vais essayer de m'approcher de la réalité tout en gardant une distance de sécurité: je ne suis qu'un témoin des faits et mes moyens d'investigation sont limités à ma propre interprétation des événements.
Comment vous tenez-vous informé de tout ça ?
Philippe Gauckler : J'absorbe toutes sortes d'informations, par les livres, articles de journaux, sites internet. J'essaie d'être concentré sur un sujet à la fois et je change quand j'arrive à saturation, puis j'y reviens ultérieurement, tout est une question de maintien d'appétit. Mais je suis assez vorace et j'ai une telle soif de comprendre que cette quête de l'information juste ne me lasse pas. Le plus difficile, c'est de vérifier qu'une information ne soit pas de la propagande, de la contre-propagande, qu'elle ne soit pas écrite dans le but de nuire ou de tromper. Et en ce qui concerne la Russie, actuellement, c'est un véritable festival de choses invérifiables, écrites, réécrites, tordues par toutes les officines à l'est ou à l'ouest... J'ai l'énorme avantage de la fiction pour excuser une erreur d'interprétation, chance que n'ont pas les journalistes qui doivent interpréter les faits et transmettre l'info en espérant qu'elle n'est pas contaminée. Mes sources principales sont les livres où un auteur a de la place pour exposer son point de vue. Les articles de journaux sont plus au vif de l'actualité avec le risque de l'interprétation rapide. Internet est gouffre chronophage parce que la structure de recherches est arborescente et infinie... Un jour je ferai la liste des livres consultés mais je conseille La stratégie du choc de Naomi Klein qui offre un bel aperçu des perversions économiques et des expérimentations tragiques qui ont conduit des dizaines de pays à la ruine.
Vous avez déjà la suite de la série en tête ?
Philippe Gauckler : Là, je suis à mi-chemin du tome 2. Et le cours du pétrole va augmenter très fort. C’est exactement ce qu’il va se passer réellement bientôt, le cours descend, s’effondre… pour remonter de plus belle après ! Les cartes vont être redistribuées. D’où la volonté des Etats-Unis de faire tomber la Russie pour récupérer le pétrole… Comment va survivre la Russie ?
Dans le tome 3, je pense que je vais aborder la torsion des événements qui a lieu depuis la seconde guerre mondiale.
Le tome 4 sortira en 2017, date du centenaire de la révolution russe… Je suis sûr qu’il se passera quelque chose à ce moment-là !
Vous avez l’air d’avoir de nombreuses choses à dire… Pourquoi avoir choisi le support de la BD in fine ?
Philippe Gauckler : C’est un véhicule pour amorcer des pistes. Comme une lampe de poche dans une immense grotte. On ne parcourt que le chemin éclairé, mais il y a beaucoup plus à dire. Une histoire en BD a l'avantage d'être une histoire dessinée et, par convention, d'être en retrait de la réalité. J'ai un style de dessin semi-réaliste qui me permet de flirter avec la réalité : ce n'est pas la réalité mais une idée de la réalité, du coup, ça me laisse une soupape pour décompresser les images de la réalité. Mais j'ai conscience de m'engager sur un terrain délicat et je tiens à donner une forme de vraisemblance aux situations que j'expose. Après, si les personnages sont crédibles, ce sont eux qui déroulent leur itinéraire et les situations qu'ils doivent affronter, ce sont eux qui dictent leurs dialogues et qui donnent le ton. Je suis sans cesse surpris de n'avoir presque pas à choisir les actions dans lesquelles ils vont s'engager. Il n'y a pas de voix off, pas de narrateur, donc pas de regard qui accompagne le déroulement de l'histoire. Si les infos que je veux transmettre ne peuvent pas être dites par les personnages, je ne les dis pas (j'en parlerai en marge, comme je viens de le faire).
Et puis une BD en 46 pages, c'est un défi, il y a des lois à observer, la page paire, la page impaire, la chute de fin de page, une architecture en 3 mouvements de 15 pages, un rappel du principe du feuilleton (parution hebdomadaire en double page), 10 cases par page minimum pour développer une action, le tout comprimé dans un album dont la structure invisible donne au lecteur la sensation d'avoir été pris en charge.
Ce que je peux dire pour finir, c'est que je crois que Koralovski va m'emmener loin et j'espère qu'il vous emmènera loin aussi.
4 tomes sont donc prévu a minima. Et après ?
Philippe Gauckler : 3 tomes annoncés, avec la promesse de boucler le récit... Et après on voit si les personnages peuvent survivre à une mini-série en 3 épisodes serrés. Comme je crois avoir bien réfléchi à mes personnages, je ne vais pas les abandonner au bord de la route : je vais donc me débrouiller pour qu'ils donnent le meilleur d'eux-mêmes, tout en ne se cramant pas au bout de 3 épisodes. Je pense à une famille de personnages, comme dans les grandes séries d'antan... J'espère bien me retrouver avec une équipe crédible et récurrente pour les épisodes futurs (en fait je sais comment opérer le transfert en longue durée et j'ai des idées pour alimenter mes personnages en futurs problèmes... Parce que c'est ça qu'on veut, en tant que lecteur : que nos héros aient des problèmes).
Parfaitement intéressantes et pointues sur le contexte énergétique, ces explications frayent entre notre actualité géopolitique réelle, l’éclairage médiatique douteux et la théorie du complot. Un accélérateur de suspense ?
Philippe Gauckler : Au début, je ne me suis pas rendu compte dans quoi je mettais les pieds ! En cherchant des éclairages sur des périodes ou des événements, on finit par explorer bien plus loin que là où on était supposé aller. Internet offre une telle puissance de possibilités exploratoires qu'il faut délimiter les contours de ses recherches pour ne pas se noyer dans la masse des connaissances. Et puis on commence à prendre un peu d'assurance, ce qui permet de mieux apprécier les pièges dans lesquels on s'autorise à tomber... Les sites conspirationnistes développent des hypothèses parfois assez créatives (quand il n'y a pas une obsession de complot permanent et universel). Les infos dans le domaine du pétrole, de la Russie sont tellement fragiles, que j'ai dû compléter mes recherches dans le temps (l'histoire) et l'espace (la géographie). Mais je dois sans cesse évaluer la nature de la source, l'objectif de cette source, le sens caché de certains propos. En ce moment, j'essaie de comprendre pour quelle raison l'Europe à si peur que la Russie tienne tête aux Etats-Unis. Les arguments employés sont tellement dramatisés qu'on a l'impression que Poutine est Staline.
Vous prenez pour contexte l’industrie du pétrole en lui accordant un avenir économique et industriel à long terme. Quid des énergies « propres » ? Y croyez-vous ? Craignez-vous la crise écologique entamée ?
Philippe Gauckler : Je n'ai aucune idée de l'énergie qui pourra remplacer le pétrole, le gaz ou le charbon, mais j'imagine qu'il y en aura une... Elle apparaîtra quand la pression financière du coût de l'énergie sera vraiment insupportable. Pour l'instant, j'ai l'impression qu'on vit une période étrange et fausse de retour à l'abondance. Il s'agit juste d'une rémission passagère, mais il va y avoir de la casse dans les oligarchies pétrolières actuelles. Je crois qu'il ne faut pas conclure que si les cours du pétrole sont bas, c'est parce que le marché regorge de pétrole : en fait, le marché spécule très fort, dans un sens ou dans l'autre, il est partiellement déconnecté de la réalité de la production. On a aussi l'impression, actuellement, que des événements prioritaires masquent une crise écologique en gestation lente. J'essaie de ne rien omettre dans l'intrigue qui entraîne Koralovski vers une issue qui ne pourra pas forcément proposer de solution (je cherche quand même...)
Prince Lao a failli nous faire oublier que vous aviez travaillé avec Thierry Smolderen... Est-ce lui qui vous a contaminé de géopolitique ?
Philippe Gauckler : En 1981, j'avais entamé l'adaptation de La Nuit des Temps en BD (15 planches en couleurs directes). J'avais présenté le projet à René Barjavel, l'auteur du livre, qui m'avait chaleureusement encouragé à l'entreprendre. Quand je repense à cette période, j'étais à la fois en totale confiance, sûr de moi, je voyais des personnes qui y croyaient... Mais c'était aussi une période assez flippante de guerre nucléaire qui imprégnait le futur, de deuxième choc pétrolier... Il était difficile à l'époque d'être ignorant des préoccupations géopolitiques qui imprégnaient tout.
Thierry Smolderen est arrivé à la fin des années 80 avec Convoi, un projet qui domestiquait l'énergie de la vague cyber punk qui secouait la SF. C'était un super projet qui nous a fait découvrir les possibilités de la réalité virtuelle. En plus il y avait un projet d'adaptation au cinéma par Douglas Turnbull (le responsable des effets spéciaux de 2001 l'Odyssée de l'Espace), que nous avons rencontré dans ses studios de la région de Boston. Thierry ne m'a donc pas contaminé, je l'étais déjà... Il m'a en revanche ouvert l'esprit sur les folles possibilités de la science, la SF qui entre dans notre réalité.
Vous nous donnez quelques pistes de bouquins pour creuser le sujet économique et énergétique... mais en matière de BD, et en dehors de ces questions, que lisez-vous ? Quels sont vos derniers coups de cœur ?
Philippe Gauckler : En BD, je suis assez plan-plan et classique, je n'ai pas de chapelle : j'adore Riad Sattouf, Largo Winch, Ralph Meyer, Jazz Maynard, Sean Murphy, Red Skin, Micheluzzi, Boucq, Marini, Bonhomme, De Crécy, Loustal, Vuillemin... En fait, j'aime la virtuosité maîtrisée du dessinateur, l'audace du scénariste, les insolences des humoristes...
Si vous aviez le pouvoir cosmique de rentrer dans le crane d’un autre auteur (afin de percer ses secrets de fabrication, ou d’inspiration), chez qui iriez-vous farfouiller ?
Philippe Gauckler : Moebius m'intriguait au point de renoncer à dessiner. J'aime les auteurs-artistes qui font croire qu'ils ont des facilités (alors qu'ils en ont peut-être vraiment...), j'aime les évidences, je n'aime pas la peine et l'impression de transpiration... Mais je crois que le vrai mystère que j'aurais envie de percer, c'est la création musicale, j'aimerais savoir comment ça se passe chez Sébastien Schuller, Rone ou Romain Humeau...