interview Bande dessinée

Shovel

©Delcourt édition 2011

Avec son look de biker-tatoueur digne d’un ZZTop, Shovel, alias Mario Sénéchal, est déjà un vétéran de la BD. Après des années dans le milieu de l’animation et son implication dans de nombreux projets éducatifs, cet artiste issu de la même promo que Wendling, Maïorana et Gibelin signe pourtant avec Dwarf sa toute première série BD grand-public (5 tomes sont prévus). Et vous croyiez le registre de l’heroïc-fantasy éculé ? Shovel va vous dédire, grâce à une motivation exemplaire : il raconte ce qu’il a toujours eu envie de raconter, mais il le fait avec une rigueur et un talent optimaux. Des qualités rares pour un auteur à découvrir !

Réalisée en lien avec l'album Dwarf T2
Lieu de l'interview : le cyber-espace

interview menée
par
10 octobre 2011

Bonjour Shovel, pour faire connaissance avec les lecteurs qui veulent mieux te connaître, peux-tu te présenter : qui es-tu et qu’est-ce qui t’a amené à faire de la BD ?
Shovel : Je suis Shovel, je suis né il y a 450 ans sur les bords de heu... non, ça, c'est pas moi. Moi, je suis bêtement né en 1966 à Amiens, dans le cœur de ma chère Picardie, et j'ai intégré les cours des beaux arts du mercredi en fraudant sur mon âge. J'avais 13 ans en vrai et presque 16 sur la fiche d'inscription. Je n'ai pas été un biker ventru et noueux tout de suite. © Shovel - Recherches DwarfJ'ai été chétif longtemps, et donc, pas trop de copains au collège, sauf quand je me suis mis à dessiner dans la cour de récré pour avoir une chance de me faire remarquer par les filles (rires). Plutôt des bousculades intelligentes de la part des benêts plus costauds qui les faisaient rire (les filles intelligentes) en bousculant les plus petits. Le dessin est comme la guitare (c'est la première occasion que j'ai eu de comparer la vie de dessinateur de BD à celle d'un musicien de rock’n roll). Du coup, plein de copains et de copines curieux, mais aussi et surtout, une porte donnant sur un milliers de mondes imaginaires dans la poche, accessible à chaque moment, même si le niveau n'était pas ce qu'il est aujourd’hui. Une échappatoire et une liberté inouïe que peu de gens, à part les auteurs, peuvent imaginer. Un trésor inestimable pour un gamin un peu renfermé par obligation.

Tu débarques d’entrée chez un gros éditeur avec une série d’heroïc-fantasy en 5 tomes. Vu le « marché » hyper saturé dans le registre, qu’est ce qui t’a poussé à faire « quand même » de l’héroïc-fantasy ?
Shovel : Lorsque je débarque chez Guy Delcourt (que je connais depuis plus de 20 ans, pour l'avoir rencontré lorsqu'il démarchait l'atelier de BD de l'école d'Angoulême dont j'étais, avec Claire Wendling, © Shovel - Recherches SylvesBruno Maïorana, Christophe Gibelin ou encore Joel Mouclier ; dans l'atelier, il y avait en année 2 : Alain Ayroles, Jean-Louis Masbou, Jean-luc Loyer, Nicolas De Crécy...), je suis seulement accompagné par la certitude d'avoir répondu à un conseil simple que me donne Jean-Louis (Mourier) lors d'une rencontre sur mon île. Il m’a dit en substance de « dessiner ce que tu aimerais lire, et si tu le fais sincèrement, ça se voit, ça marche, parce que les gens ressentent que tu te fous pas de leur gueule ». Bien sur, je viens aussi avec le dossier Dwarf assez exhaustif. Enfin, quand je dis « je viens... je débarque »… je n'y suis pas allé : j'ai envoyé mon dossier par mail et par courrier, sur les conseils de mon parrain Philippe Buchet et sur les conseils d'Olivier Vatine. Je ne me suis pas posé la question en terme de « marché hyper saturé » ou de « niche à occuper stratégiquement », mais en terme d'envie pure et simple de dessiner ce que j'aimerais lire. Et je crois que le conseil de Jean-Louis a trouvé écho chez les gens de Delcourt. Guy se souvenait de moi, 25 ans après, et Thierry et lui m'ont réservé, ainsi qu'à Dwarf, un accueil d'un extrême enthousiasme et d'une belle humanité. Leur envie et la mienne ont simplement été les mêmes, sans autre forme de calcul que « on le fait, merde ! on y va ». C'est en tout cas ce que j'ai ressenti.

Comment faire pour séduire un éditeur et les lecteurs en renouvelant le principe d’une quête, d’une prophétie et d’un élu ?
Shovel : Certains disent que je réinvente le genre. C'est très flatteur. D'autres critiques, pour assez rares, c'est la vérité, sont moins gentilles… Pour être franc, et pour aussi remettre les choses et les gens en face du truc, Monsieur Delcourt et Monsieur Joor ont été séduits également parce qu'ils savent comment va tourner tout ça. Ils n'ont pas de réduction de vision quant au déroulement de la suite, comme celle qu'a un lecteur qui n'a pour l'instant que 2 tomes en main (du moins j'espère, rires). Du coup, à part quelques rares vraies critiques – dont tu fais partie, faute de quoi et vu que je suis un vrai sale con, je n'aurais même pas soulevé ta critique – la majorité des gens qui aiment avoir l'air pertinent et/ou donner l'air d'être dans le secret des dieux du truc (c'est au choix) balancent des avis définitifs sur le charisme des personnages, leur épaisseur, leur devenir, sur le contenu de la trame principale et tout ce qui touche à quelque chose dont ils ne soupçonnent même pas l'ampleur et la multitude de directions que va prendre le tout. Le monde de Dwarf et ses personnages ne sont pas aussi convenus qu'on le croit, si on survole. Il faut se poser et se promener sur la Landée, avec un peu d'intuition et de sensibilité. Il faut lire Dwarf avec une mentalité de rôliste... En lisant le tome 2, je crois que l'on commence à entrevoir que les choses ne sont peut-être pas aussi évidentes que l'on pouvait le croire. En tous cas, je l'espère. On devrait avoir l'intelligence et l'humilité de s'en tenir à ce qu'on a entre les mains, et le critiquer professionnellement. Bien ou mal, mais ne pas préjuger de ce qu'on ne connait pas. Comme on demande à l'auteur de faire de son mieux, s'imposer la même rigueur pour critiquer.

Peux-tu nous faire le pitch de Dwarf, en quelques mots ?
Shovel : Dwarf est une saga. Elle met en scène des peuplades du temps ou nous n'étions pas évoqués, nous les nains de grande taille, et les géants. Mon histoire prend naissance© Shovel - Recherches Dwarf à un moment crucial de l'univers Landéen, quand plus personne n'a l'espoir de voir le sort de ce monde s'améliorer. Par un concours de circonstances aussi nombreuses que variées, un jeune nain se met en route vers la conquête du trône, pour le reprendre à un roi puissant et sanguinaire, convaincu qu'il en est le digne héritier, par... un crapaud sans mare. Bien sûr, il devra circuler jusque là à travers des peuplades ennemies héréditaires des nains et des créatures dont il n'a entendu parler que par les lectures de feu son père qu'il vient d'enterrer. C'est dire la fragilité de sa situation. Fort de sa seule candeur, de sa foi en son nouvel et verruqueux ami, et armé du seul trésor qu'il a – le respect de sa parole – il se met en route, ne connaissant ni lieux, ni gens, ni rien de ce qu'il va rencontrer en dehors de la profonde forêt où son père l'a élevé en ermite.

Le scénario est-il intégralement calé ? As-tu une « marge d’adaptation », en fonction des retours publics ou critiques ?
Shovel : Le scénario est calé. Je m'accorde les nécessaires retouches en cours de route, car le premier jet peut sembler bon, et ne pas fonctionner lorsqu'on le confronte à la réalité de la narration en pages définitives. Bien que j'accorde une grande importance à ce que me disent les lecteurs en dédicace ou sur les forums de lecteurs (pas ceux des critiques) et même si cela me confronte à des moments douloureux de choix, je m'efforce de rester sur ma ligne de scénario. Il est difficile de faire mourir un personnage auquel se sont attachés beaucoup de lecteurs, à ce qu'on en juge, par exemple, par les demandes en dédicace. Mais la dimension tragique ne fonctionne que si les gens perdent un personnage cher et s'ils en veulent à l'assassin. On ne les perd pas, on en fait des alliés réels contre le félon de papier...

La finesse de ton trait, le peaufinage extrême des cases, le soin apporté aux dialogues… ça demande un temps dingue, non ?
Shovel : © Shovel - Recherches NainesJe prends le temps de peaufiner, de soigner, parce que le lecteur prend le temps de se garer ou de prendre le bus pour venir chercher son tome. En vrai, je crois que pour proposer un univers onirique, on ne doit ni ne peut faire l'économie de détails de textures, d'objets du quotidien, de meubles, de lumières... Bref, on pourrait décrire par ellipses que « derrière cette porte, il y avait... » et utiliser des fonds suggestifs ou des aplats de couleurs, et laisser les lecteurs recomposer à l'aide des vignettes précédentes, faire confiance à leurs fonctions cognitives, mais ce n'est pas mon truc. Je suis d'une génération et d'un milieu où « je donne autant qu'on me donne » et je ne trahis pas la confiance des gens. Il n'y a qu'à se rendre en dédicace pour voir que je ne triche pas...

Quelles sont tes techniques de dessin ?
Shovel : Je fais un pré-storyboard, puis un storyboard dialogué. J'utilise du A2 pour les pages définitives. Un crayonné ultra poussé, pour me permettre, à la table lumineuse, de garder nervosité et spontanéité à l'encrage, que je réalise avec divers feutres de divers états d'usure.

Trouves-tu le temps pour d’autres projets ?
Shovel : Je suis en train de finir un scénario que je réserve... à qui voudra. Je réalise un truc plus dark, toujours dans l'univers féodal nain, et le récent dessin de mes orcs du tome 3 me plaisant, je commence à penser à écrire autour de ça.
© Shovel - Recherches Sylves
Et pour aller dans des festivals ?
Shovel : Je serais à Angoulême en 2012 et j'espère que des auteurs en herbe me montreront des dossiers, car j'aimerais storyboarder mon scénario pour un autre dessinateur. Car scénariser pour voir un autre créer les images me fait très envie. Je serai ensuite en Belgique pour deux dates, mais il me reste le mercredi et le samedi d'après salon. Si des libraires ont envie de ma visite pour dédicacer, avant que je ne reprenne l'avion pour mon île (NDLR : La Réunion), ils n'ont qu'à me proposer leur librairie par mail.

Les dialogues, justement, sont tous traités de manière très courtoise, avec une déférence bien soulignée. N’y a t-il pas un risque de te couper « d’un public » adolescent ?
Shovel : Je ne crois pas qu'écrire richement et en utilisant les trésors de sonorité et la richesse de vocabulaire © Shovel - Recherches Dwarfde la langue française me coupe de qui que ce soit. Les adolescents signent le même contrat que les adultes en ouvrant un album de BD. Ils sont prêts à accepter les clauses du truc, si les promesses sont tenues... Ils comprennent parfaitement qu'un nain ou une sylve, même guerrière, ne peut s'exprimer comme le chauffeur de Taxi ou le Transporteur. Ils savent que chaque univers et chaque personnage ont leur champs lexical, même quand ils ne savent pas nommer le phénomène.

A en croire la bio présentée par l’éditeur, tu es professeur de dessin, tu t’investis beaucoup dans les projets éducatifs, tu as beaucoup œuvré dans l’animation et tu n’es pas non plus tout à fait néophyte en matière de BD… comment se fait-ce que Dwarf ne soit que ta première BD « grand-public » ?
Shovel : Dwarf est ma première BD grand public parce que j'ai un parcours extrêmement atypique par rapport au milieu des auteurs de BD en général, et que mon temps est pris en permanence par les activités que tu décris. Notamment auprès de jeunes auteurs qui travaillent sur un premier projet (Bavoillau et BenHamida sur Nogards chez Des bulles dans l'océan editions, pour ne citer qu'eux), mais aussi parce qu'en dehors d'être professeur de dessin et tatoueur, je suis aussi beaucoup en voyage pour d'autres occasions liées à mes passions et à ma profession....

© Shovel - Recherches NainesQuels sont tes références, tes auteurs ou artistes favoris ?
Shovel : Mes artistes favoris, en Bande Dessinée sont Philippe Buchet, Régis Loisel, Olivier Vatine, Jean-Louis Mourier, Jacques Lamontagne, et tant d'autres...

Les dernières bonne BD que tu aurais lues et que tu aurais envie de promouvoir ?
Shovel : Le bois des vierges, exceptionnel de dessin et de scénario. Les Cixi de Vatine, mais tant de belles choses dernièrement... Faut me laisser un peu de temps...

Si tu avais le pouvoir cosmique de pénétrer dans le crâne d’un autre auteur (afin de comprendre son art, de percer ses secrets…), tu l’utiliserais chez qui et pour y trouver quoi ?
Shovel : Je fouillerais sans relâche le cerveau d'Olivier (Vatine) pour y dénicher les innombrables démonstrations graphiques et de mises en page qu'il a encore à nous montrer.

© Shovel - Storyboard planche 1, tome 2