interview Bande dessinée

D.Marie & F.Meddour

©Bamboo édition 2021

La première collaboration entre le scénariste Damien Marie et le dessinateur Fabrice Meddour est une franche réussite. A l'idée narrative du premier – marier les roman Le magicien d'Oz, Alice au pays des merveilles avec le contexte de l'après-guerre de sécession – s'est magiquement complétée la griffe artistique du second, qui explore toujours un peu plus loin les territoires de la couleur directe en bande dessinée. Leur diptyque terminé et publié par Grand Angle, ils ont déjà rempilé chez cet éditeur pour une autre série en binôme ! A travers l'interview suivante, vous pourrez découvrir les étapes progressives de l'élaboration d'une planche (planche 15 du tome 2), du scénario découpé jusqu'au rendu final.

Réalisée en lien avec l'album Après l'enfer T2
Lieu de l'interview : le cyber-espace

interview menée
par
29 janvier 2021

Bonjour Damien et Fabrice, qui êtes-vous ?
Damien Marie : Je suis scénariste… J’ai commencé début 2000 à être édité ; j’ai collaboré sur une petite quarantaine de livres. Je n’ai pas d’univers de prédilection, je m’aventure parfois dans l’histoire, le contemporain, voir l’anticipation et le fantastique. Mes histoires sont en général assez dures et s'attellent à disséquer surtout les comportements sociaux dans diverses situations.
Fabrice Meddour : Je suis auteur de bandes dessinées depuis 1993, j'ai réalisé une grosse vingtaine d'albums très hétérogènes avec différentes aspirations... peut-être parce que je n'étais alors pas encore très mature dans mon écriture depuis quelques années. Et notamment Blanche Neige, j'ai enfin trouvé un univers graphique qui me convient et dans lequel j'ai la sensation de m'épanouir.


Copyright Bamboo – Damien Marie – Après l’enfer
Planche 15 de Après l’enfer T2 : étape du découpage du scénario par Damien Marie


Comment est née l’idée de mêler cette période historique de l’après-guerre de sécession et des œuvres littéraires ?
DM : C’est l’adéquation entre ces deux univers, l’évidence d’une complémentarité qui m’a confirmé que je tenais un sujet qui me passionnerait. L’analogie entre les œuvres littéraire d’Alice au pays des merveilles, Le magicien d’Oz et l’Histoire, la vraie – en l’occurrence, l’après-guerre de Sécession – est devenu mon fil rouge pour décrire les affres de la reconstruction quand on se trouve projeté dans un monde dont on n’a plus les codes.

Damien, quels sont les écueils à éviter / les étapes complexes à franchir, lorsqu’on s’impose un tel challenge d’écriture ?
DM : S’imposer des contraintes pour écrire oblige à se dépasser, à construire sa réflexion différemment. C’est un challenge qui m'intéresse ; l’écueil est toutefois toujours présent et l’on peut tomber dans le pastiche, la copie. Il faut sans cesse garder en tête en quoi la référence intervient intellectuellement comme l’augmentation d’une aventure, elle, originale et détachée des dites références.

Aviez-vous pensé à une autre période avant de partir sur l’après-guerre de Sécession ?
DM : Le sujet traité pourrait s’attacher à toutes les après-guerres car la souffrance des laissés pour comptes doit être dans le sillage de tous les conflits. Je n’ai pourtant pas projeté ce projet sur un autre pan de notre si violente Histoire ; cette guerre fratricide m’a tout de suite semblé être le creuset parfait pour dépeindre cette perception.

Copyright Bamboo – Damien Marie – Après l’enfer
Planche 15 de Après l’enfer T2 : étape du rough par Fabrice Meddour


Rétrospectivement, Après l’enfer dit-il quelque chose sur les événements politiques aux USA aujourd’hui ?
DM : Bien sûr, le récit a été écrit bien avant ces événements, cependant il traite des stigmates d’une guerre, une blessure qui ne se referme pas. Le Ku Klux Klan est né de cette guerre et, quand le drapeau confédéré force les portes du Capitole, on lit à quel point, on reste dépendant de son passé.
FM : Nous vivons bien loin de ces états du Sud des Etats-Unis. C'est très difficile et dangereux de juger. J'ai la chance d'avoir de la famille dans le nord de la Louisiane, j'y ai passé presque un mois lors des élections Trump/Clinton. Et oui, clairement, aujourd'hui, certaines attitudes, propos et pensées survivent, même si ils se sont un peu déplacés vers ceux qu'ils appellent les « bandidos ».


Fabrice, tu avoues avoir eu du mal à dessiner les séquences où il y a de fortes émotions. Est-ce la seule difficulté que tu éprouves encore aujourd’hui dans ton travail ?
FM : La difficulté, c'est toujours de progresser, avancer, se nourrir de tout, apprendre. Et en cette période, c'est compliqué. Plus d'expo, très peu de rencontres entre nous, donc peu de réels échanges….

Est-ce que vous interveniez tous les deux sur le travail de l’autre durant le processus créatif (écriture, dessin...) ?
DM : J’écris en amont et je reste à l’écoute du ressenti de Fabrice à sa lecture… J’écris d’ailleurs une première version de façon romancée car cela permet de partager plus largement les émotions que dans le découpage final. Après j’interviens peu sur les choix graphiques ; j’aime passer la main pour redécouvrir ce que j’ai écrit, matinée du travail de Fabrice. Nos prochaines collaborations font lieu d’échange avant écriture et je m’inspire de ses ambitions.
FM : Oui, je dois corriger toujours le scénario de Damien... Huhum... Plus sérieusement… Sur Après l'enfer, Damien a rédigé l'intégralité avant même que nous nous rencontrions. Aujourd'hui, nous travaillons sur de nouveaux projets. Damien est le seul maître à bord et j'ai complètement confiance en lui. Sur les projets à venir, je lui donne aussi des pistes sur ce que j'aime dessiner ou certaines scènes ou personnages. Nous discutons et après, l'écriture, c'est son boulot et je n'interviens pas. .


Copyright Bamboo – Damien Marie – Après l’enfer
Planche 15 de Après l’enfer T2 : première étape d’affinage du dessin et mise en couleurs directes par Fabrice Meddour


Aimeriez-vous transposer d’autres œuvres littéraires ou périodes historiques en BD ?
DM : On s’attelle à un nouveau projet ensemble qui s’inscrit dans une période historique précise, mais cette fois-ci, nous n’y croiserons pas de contes, même si la littérature et la peinture classiques s’y inviteront.
FM : J'aime travailler avec Damien, je suis attaché à sa manière d'écrire et au bonhomme aussi. Donc pourquoi pas. .


Quels sont (chacun et séparément) vos futurs projets ?
DM : Notre prochaine collaboration se nomme San Francisco 1906. Pas besoin de vous préciser où et quand elle se déroulera ^^... J’ai le plaisir aussi de démarrer un nouveau projet avec Afif Khaled.
FM : Avec Damien nous sommes sur un diptyque retraçant la vie de plusieurs personnages pendant le terrible tremblement de terre de San Francisco en 1906. Je suis également sur un dyptique avec Stephane Piatzszek chez Grand Angle, l'histoire d'un jeune vagabond qui voyage de train en train dans l’Amérique des années 1880. Je sors également, chez Glénat, au printemps, un one shot co-scénarisé avec Alexine : La fille du quai.


Travaillez-vous en musique ? Un titre ou album à nous recommander ?
DM : Quand j’écris, je suis très musique classique – les Requiems – ou des BO « non chantées ». Cela m’aide à voyager… Sinon, le silence complet, c’est pas mal aussi.
FM : Je travaille toujours avec un son, la radio, la musique… Ce que j'écoute est très varié et extrêmement éclectique. Je peux passer de Shaka Ponk à The Do, Chet Faker, ou les live de Moby, et pourquoi pas une petite symphonie n°3 de Beethoven, ou le sublime Flower duets… Bref un peu de tout et en grande quantité. .


Copyright Bamboo – Damien Marie – Après l’enfer
Planche 15 de Après l’enfer T2 : seconde étape d’affinage et des couleurs directes par Fabrice Meddour


Un coup de cœur récent à nous conseiller (BD, romans, films, séries...) ?
DM : Alors, puisque je ne pourrai pas être exhaustif : 1 série : The Deuce m’a mis une claque. 1 BD : Carbone et Silicium, le projet, la vision, tout m’a touché. 1 film : Je vous dirais quand on nous rendra les cinémas. 1 roman : Le dernier Jean Teulé que je n’ai pas encore lu, mais j’ai aimé tous ceux que j’ai lus… ^^
FM : Alors oui, un énorme coup de cœur : La bête de Franck Pé ! Ce monsieur est un vrai trésor et ce qu'il dessine est affolant de douceur et de force mélangées.
Un roman ? C'est quoid'ça ? Je n'ai plus le temps de rien lire, c'est une horreur… Pourtant j'adore ça... Je fais souvent des livres audio.
Pour la série, je pense à The umbrella academy. Il y a des faiblesses, mais c'est un vrai régal.
Quant au film... Vu que tout est fermé et repoussé à une date inconnue... Je dirais un film que j'ai regardé hier Un air de famille de Klapisch. Ou Cuisine et dépendance avec Zabou Breitman tellement incroyable... .


Si vous aviez le pouvoir cosmique de visiter la psyché d’un autre auteur, chez qui iriez-vous espionner un peu (afin de comprendre sa manière de faire) ?
DM : Ouh… Il y a beaucoup de cerveaux qui m’intéresseraient. Je commencerais par ceux de Vehlmann, Zidrou, Bablet, Baru, Gess, Ricard, Harder, Ducoudray… Je ne saurai pas m'arrêter… Il ne faut absolument pas qu’on invente cette technologie.
FM : Bouh… Dis c'est hyper tordu ça... Je ne sais pas, Lepage, Franck Pé, Gradimir Smudja, Peter de Sève, Alex Ross... Mais en fait, comme le disait Shitao le moine citrouille amère dans son traité sur la peinture : « Ce n'est pas parce que j'ai des maîtres que leurs poils de barbe vont me pousser au menton » Inutile d'entrer dans la trogne de quelqu'un, c'est bien plus excitant d'essayer de trouver des astuces dans le travail des autres.


Copyright Bamboo – Damien Marie – Après l’enfer
Planche 15 de Après l’enfer T2 : rendu final