Daytripper a bénéficié d'une réputation flatteuse en provenance des USA. Disponible depuis le mois d'avril 2012, cet album a provoqué une véritable claque chez ses lecteurs. Il est l’œuvre des jumeaux brésiliens Fabio Moon et Gabriel Ba, qui délivrent ici une formidable leçon de vie. A travers ses 200 pages, Daytripper ouvre une porte sur la personnalité des deux auteurs, qui met en lumière tout ce qui fait une vie, des petits riens aux souvenirs douloureux. Avec une étonnante simplicité et une gentillesse qui va de paire, les frangins ont accepté de nous parler de leur carrière et de ce qu'ils espèrent avoir transmis à leurs lecteurs.
interview Comics
Fabio Moon & Gabriel Ba
Bonjour Gabriel Ba et Fabio Moon, pouvez-vous vous présenter ?
Gabriel Ba : Bonjour à tous, nous sommes frères jumeaux, nous sommes nés et vivons à São Paulo au Brésil. Nous avons toujours aimé dessiner et lire des comics, depuis notre enfance et notre adolescence. Ensemble, nous avons étudié les arts à l'Université, époque à laquelle on a annoncé à tous qu'on voulait faire de la bande dessinée notre métier.
Fabio Moon : Nous avons débuté dans des fanzines qu'on publiait au collège, puis au lycée encore. Au Brésil, nous avons eu une grave crise économique durant les années 1990 et aucun éditeur ne sortait de bandes dessinées faites par un auteur brésilien. Ils ne sortaient que des traductions de comics de super héros américains ou des mangas japonais. Donc la seule façon de commencer à travailler a été l'auto-édition (et cela reste encore la meilleure de nos jours). Cependant, les éditeurs ont choisi de laisser une chance aux auteurs brésiliens en publiant leurs premiers albums à destination des librairies (comme pour les bandes dessinées françaises, en somme) et plus seulement des « kiosques », comme cela sortait jusqu'ici.
GB : A cette époque, nous avons auto-publié un comic pour le marché américain qui s'appelait Roland : Days of wrath, écrit par Shane Amaya. Ensuite, nous sommes allés au Comic Con International de San Diego, tous les ans, pour montrer nos portfolios aux éditeurs et autres artistes jusqu'à ce qu'un de nos albums paraisse (Ursula chez AiT/PlanetLar en 2004). Puis un album en a appelé un autre, puis un suivant et nous n'avons jamais arrêté depuis.
Comment présenteriez-vous votre art ?
GB : Je crois que nous aimons décrire le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui, notre époque et ses conflits, en espérant que le lecteur s'y arrête et y pense aussi. Nous essayons toujours de marquer le lecteur, qu'il conserve quelque chose de nous une fois l'histoire terminée.
Quelles sont vos influences ?
GB : Nous avons de nombreuses influences en matière de bande dessinée. La plus grande est un auteur brésilien qui s'appelle Laerte Coutinho. Il nous a permis de comprendre qu'on pouvait immiscer le lecteur dans une histoire. Nous aimons des auteurs comme Will Eisner, Neil Gaiman et Jeff Smith, des artistes tels que Mike Mignola, Frank Miller, Eduardo Risso pour leur utilisation particulière du noir et blanc. Nous apprécions des romanciers comme José Saramago et Haruki Murakami et la façon dont ils abordent la réalité, avec un soupçon de fantastique dedans.
FM : Nous sommes toujours admiratif d'auteurs comme Cyril Pedrosa, Gipi et Frederik Peeters.
Dans le monde des comics, il est inédit de voir deux frères jumeaux travailler ensemble. Comment vous faites ?
GB :Nous avons grandi ensemble, toujours lu et dessiné ensemble ; il paraît naturel pour nous de faire des comics ensemble. Quand nous avons choisi de faire des comics notre métier, cela fut naturel pour nous de travailler tous les deux. Et c'est d'autant plus simple qu'on s'entend très bien et qu'on communique efficacement autour de nos idées et de la façon d'aborder nos histoires. C'est une collaboration géniale et il est impossible de trouver deux auteurs partageant autant de choses.
Les titres sur lesquels vous avez travaillé ensemble sont nombreux : PIXU, B.P.R.D. 1947 et Daytripper dernièrement. Qu'est-ce qui a changé dans votre approche mutuelle depuis ses années ?
FM : Chaque nouveau projet est différent du précédent et nous aimons explorer les possibilités que cela nous apporte, que ce soit dans le story-telling, l'art ou même les mots.
GB : Sur PIXU, nous avons travaillé avec deux autres amis : la dessinatrice américaine Becky Cloonan et le grec Vasilis Lolos. Chacun avait son propre personnage et sa façon de travailler, et c'est ensemble que nous avons créé une cohésion à cet album, pour qu'il soit meilleur.
FM : Sur B.P.R.D. 1947, nous avons développé nos personnages ensemble, bien que nous n'intervenions pas sur les mêmes épisodes. Nous avons essayé de faire cohabiter nos deux styles afin qu’ils ne soient pas trop distinct. L'histoire possède ainsi un zest de magie.
GB : Sur Daytripper, nous avons été très proches sur chaque aspect de l'histoire, du scénario aux dessins. Même si c'est Fabio qui dessine la majorité de l'album, je l'aidais à trouver la meilleure composition, les meilleurs angles, le meilleur rythme.
Vous parliez de vos débuts dans l'auto-édition et le fanzinat. Cela a-t-il été difficile de percer dans le monde professionnel ?
GB : : Quand nous avons commencé, nous voulions absolument montrer aux lecteurs qu'il y avait de nombreuses sortes d'histoires, qui pouvaient devenir de formidables bandes dessinées. Certes, nous le faisons toujours aujourd'hui, mais la différence est que nous nous mettons nous-même la pression, qu'on essaie de faire mieux encore que l'album précédent. Maintenant que nous avons une carrière dans le monde professionnel, il est plus facile de proposer de nouveaux projets, mais il n’est pas simple de produire de véritables nouvelles histoires. La barre est à chaque fois à un niveau plus élevé que précédemment, à nous de la dépasser à chaque fois.
Gabriel, la première fois qu'on a découvert ton nom, c’était sur The Umbrella academy. Qu'as-tu pensé de cette collaboration avec Gerard Way (chanteur et leader du groupe My chemical romance ?
GB : Gerard aime profondément les comics et j'ai été ravi de faire The Umbrella academy. J'adorais son scénario et nous sommes partis très fort. Il est assez difficile pour lui de continuer, vus ses nombreux engagements. Mais c'était vraiment une collaboration géniale.
La série est-elle finie ?
GB : A l'origine, l’idée était de faire plus d'histoires. Mais Gerard et moi avons beaucoup de mal à synchroniser nos agendas. Il a ses engagements avec son groupe, il travaille sur une autre bande dessinée avec Becky Cloonan et j'ai moi aussi mes propres comics qui m'occupent toute la journée. Dès que nous parvenons à dégager nos emplois du temps, nous ferons sans doute de nouvelles aventures d'Umbrella academy.
Récemment, vous avez de nouveau travaillé ensemble sur une même série, Casanova. Gabriel, tu as fait les 7 premiers épisodes et Fabio les 7 suivants. Comment s'est passé cette expérience avec Matt Fraction au scénario ?
GB : Matt est un scénariste différent des autres, comme peut l'être Gerard Way ou tous ceux avec qui nous avons travaillé, d'ailleurs. Il donne énormément d'informations pour qu'on sache tout de A à Z sur l'histoire, même ce qui ne sera pas dans l'histoire et qui sera toutefois indispensable pour nous dessiner les épisodes (ou en tout cas, il le croit). A la fin, l'histoire est très dense et demande aussi aux lecteurs un véritable investissement. Ce n'est pas une ballade tranquille.
FM : Casanova est vraiment très différent des autres comics sur lesquels nous avons œuvré et cela a été un vrai challenge, nous avons adoré !
On a cru comprendre que Casanova allait se poursuivre au-delà des deux premiers cycles. C'est vrai ?
GB : Oui. Je viens juste de finir le troisième arc qui se nomme Avaritia et Fabio travaillera sur le suivant. L'idée est qu'on conserve cette alternance en couvrant chacun un cycle.
Fabio, ton nom est apparu en France la première fois dans DMZ et Zombie Tales...
FM : Ce sont deux projets radicalement différents, effectivement. J'ai travaillé sur Zombie Tales car je voulais voir ce que cela faisait de travailler dans des conditions aussi vives et sur un thème distinct de ceux sur lesquels je travaille habituellement. C'était une expérience d'apprentissage assez intéressante. Quant à DMZ, Brian Wood, que je connais depuis des années maintenant, m'a invité pour un court récit et j'ai accepté. J'aime beaucoup ces pages.
Qu'avez-vous pensé de votre travail sur B.PR.D 1947 et que pensez-vous de l'univers créé par Mike Mignola ?
GB : Mike Mignola et Hellboy sont une énorme influence pour nous et nous avons eu la chance d'être proche de lui et de travailler ensemble sur ce projet. Ce fut un honneur d'avoir un petit peu participé à l'élaboration de l'univers Hellboy avec B.P.R.D. 1947. Nous travaillons actuellement sur une nouvelle histoire de cette série.
L'empreinte visuelle d'Hellboy et de B.P.R.D. est très marquée. Comment avez-vous imaginé votre approche ?
GB : Guy Davis nous a aidé à réaliser que l'univers d'Hellboy pouvait exister dans un autre style que celui de Mike Mignola (et ensuite de Duncan Fegredo nous a également aidés lui aussi sur la fin) et nous adorons le travail de Guy Davis sur B.P.R.D.. C'était essentiel pour nous, quand nous avons accepté ce projet, que nous devions rendre justice au travail créatif de Guy Davis sur la série.
A la même époque, vous avez publié Daytripper. Comment décririez-vous cet album ?
GB : Daytripper est l'histoire de tous ces petits moments qui font que la vie est spéciale, des instants qui peuvent parfois être invisibles aux yeux de beaucoup. Nous avons tout fait pour que notre histoire interpelle le lecteur et qu'il prête attention à ces détails, pour peut-être réfléchir aussi à sa propre vie.
A la lecture de Daytripper, j'ai été profondément ému. Cet album respire les souvenirs personnels...
GB : C'est une histoire très personnelle : il y a des moments qui nous appartiennent, qui concernent l'amour, l'amitié ou la famille. Tous ces sujets nous sont chers. Cela nous a pris 2 ans et demi pour que chaque détail soit façonné et que nous soyons contents du résultat. Chaque élément a été réfléchi soigneusement.
FM : Nous aurions pu étendre les chapitres de Daytripper éternellement, mais nous voulions que notre histoire soit complète en dix chapitres, que nous choisissions de mettre ce qu'on veut dans ce gros puzzle qu'est la vie, en laissant aux lecteurs la place de mettre ses propres émotions ou souvenirs dans les trous laissés vaquants.
Quel est le message que vous voulez transmettre aux lecteurs avec Daytripper ?
GB : La vie est dingue, si tu y prêtes attention.
Les couleurs de Dave Stewart sur Daytripper sont parfaites. Lui avez-vous donné des indications ?
GB : Nous sommes ravis du travail de Dave sur presque tous les projets qu'on a fait ensemble. Nous lui avons donné beaucoup de références et de notes sur Daytripper, des peintures, des esquisses, des dessins, pour qu'il comprenne ce qu'on voulait. Il fait attention à tout et ce qu'il rend est vraiment de l'art. Il sait comment faire briller les dessins avec ses couleurs et même l'histoire. Il est juste le meilleur.
Avec Daytripper, vous avez remporté de nombreux prix, dont un Eisner Award. Votre sentiment ?
GB : Je crois que nous avons atteint une audience plus large avec cet album. La réaction des lecteurs est magnifique.
FM : Les prix aident à mettre ton travail dans la lumière, ce qui amène de nouvelles personnes à s'intéresser à ce que tu fais.
Quelles réactions avez-vous reçu justement de la part des lecteurs ?
GB : Nous ne recevons que de bons échos sur ce livre et nous ne pouvons pas être plus heureux. Nous avons voulu réveiller des sentiments chez les lecteurs or d’ordinaire, cela ne fonctionne pas toujours. C'est magnifique..
Connaissez-vous des bandes dessinées françaises ?
GB : Nous avons une idée assez générale du marché français, grâce aux titres qui atteignaient le Brésil quand nous étions jeunes, mais aussi lors de nos déplacements dans des conventions et autres festivals. Nous connaissons et aimons des auteurs comme Mœbius, des séries comme Astérix, Tintin ou Métal Hurlant.
FM : Très récemment, nous avons découvert Cyril Pedrosa et nous adorons son travail. Et nous avons eu la chance qu'il soit venu au Brésil à une convention où nous l'avons rencontré, c'était génial !
GB : Nous avons aussi rencontré Patrice Killofer, que nous avons rencontré à deux reprises, une fois à Rio de Janeiro et récemment à Naples. Il est étonnant et très créatif. Cet artiste est fou.
Seriez-vous intéressés pour travailler sur le marché européen ?
GB : Nous avons appris les différences de format et de contenu entre les comics, la BD franco-belge, les fumetti. Nous pensons que le plus important est de délivrer une bonne histoire, peu importe le marché, peu importe les frontières. Nous ne nous sommes jamais imposé de limites et nous produisons toujours des choses en dehors des USA.
FM : Il est assez rare que les lecteurs donnent une chance à votre travail, s'il ne ressemble pas à quelque chose qu'ils connaissent déjà et qu'ils apprécient. Nous croyons quand même qu'à la fin, s’ils nous laissent notre propre ton et la possibilité de les marquer un peu, cela vaut le coup d'essayer. Nous souhaitons que nos lecteurs pensent autrement, qu'ils aient des réactions très différentes. Peu importe que ce soit un comics, une BD ou n'importe quoi d'autres.
Quels sont vos prochains projets ?
GB : Nous travaillons sur la suite de Casanova et de B.P.R.D.. Fabio et moi travaillons aussi sur l'adaptation d'un roman brésilien en bande dessinée, Dois Irmãos écrit par Milton Hatoum. Le roman est sorti sous le nom de Deux frères, au Seuil en France.
Auriez-vous envie d'illustrer un super héros en particulier ?
GB : Autant nous les appréciions lorsque nous étions plus jeunes, autant à présent nous ne voulons pas vraiment écrire ou dessiner autour de ce thème. Nous pensons qu'il est plus intéressant de créer de nouvelles histoires avec des personnages nouveaux, plus stimulants.
Si vous aviez la possibilité de visiter le crâne d'un autre auteur pour en découvrir ses secrets, qui choisiriez-vous ?
FM : Je voudrais voir comment faisait Hugo Pratt, je voudrais vivre à son époque, voyager là où il a été, faire les rencontres qu'il a eu. Il était un explorateur des comics, un aventurier.
GB : J'aimerais voir le monde à travers les yeux de Pablo Picasso et connaître tous les changements qu'il y a eu à cette époque, l'impact de ses drames sur son art, les révolutions qu'il s'est infligés, le fait de toujours créer, de ne jamais se contenter de ce qu'il avait.
Si je vous donnais un super pouvoir, lequel prendriez-vous ?
GB : Nous pouvons déjà mélanger la vie réelle et l'imagination, donner aux gens nos mots et nos dessins sur papier. Je crois que c'est un pouvoir déjà impressionnant.
Si vous n'aviez pas fait de bande dessinée...
GB : Je serais devenu un professeur, peut-être, ou un journaliste.
Pour terminer, avez-vous un message à l'attention des lecteurs français ?
GB : Ne vous contentez pas déjà des choses que vous connaissez. Les bandes dessinées peuvent être différentes et raconter des histoires qui peuvent vous surprendre, changer votre vie pour toujours.
Senhores, muito obrigado!