Rencontre avec l’artiste croate Danijel Zezelj : un dessinateur-peintre-scénariste international aux activités bouillonnantes. L’homme est impressionnant mais modeste, distant mais loquace sur son travail. Avec un recul et une clairvoyance étonnants sur ses œuvres, Danijel dévoile tout : ses projets, sa façon de voir le monde, ses obsessions et son point de vue sur l’image qu’il dégage. Témoignage précieux d’un artiste sensible et exigeant, en recherche d’une forme ultime de raconter sa vision du monde…
interview Comics
Danijel Zezelj
Réalisée en lien avec les albums DMZ – Edition Hardcover, T10, Industriel
Bonjour Danijel. Pour les lecteurs qui ne te connaissent pas encore, pourrais-tu te présenter rapidement ?
DZ : Je suis l’auteur de plus de vingt bandes dessinées. Je travaille également sur des films d’animation, des peintures et du graphisme comme des performances multimédias mêlant peinture et musique vivante et improvisées. Tous ces travaux ont des connexions entre eux et font partie du même langage : raconter une histoire à travers le dessin, une narration visuelle en quelque sorte.
Tu as travaillé pour plusieurs pays : la Croatie, l’Italie, la France et les Etats-Unis. Explique-nous comment cela s’est-il passé ?
DZ : Mes premières bandes dessinées étaient publiées en Croatie à la fin des années 80. En 1991, j’ai commencé à publier en Italie dans le magazine de bande dessinée appelé Il Grifo. Ma première histoire, Il ritmo del cuore (The Rhythm of the Heart) a aussi été publiée en Italie par le même éditeur dans les Editions del Grifo. Durant ces années, j’ai aussi été publié en Espagne, en Allemagne, en Suède etc. J’ai commencé à être ensuite publié en France par les éditions Mosquito, puis aux Etats-Unis avec DC Comics/ Vertigo et Marvel. Travailler en Europe avait plus de cohérence et était plus naturel, tandis que publier aux Etats-Unis (activité que j’ai commencée quand je m’y suis installé en 1996) a été un saut complet à l’intérieur d’un nouveau territoire.
Pourrais-tu nous parler du projet DMZ avec Brian Wood ?
DZ : J’ai seulement travaillé sur deux ou trois épisodes de DMZ, en tant qu’invité artistique. Je ne suis pas le principal artiste du projet. J’ai été attiré par DMZ car je me sentais proche du sujet : une utopie négative qui se déroule à New York, où je vis dorénavant. J’aime beaucoup les écrits de Brian Wood et c’était super d’avoir la chance de travailler avec lui.
C’est aussi très spécial car tu peins en direct avec de la musique…
DZ : Cette expérience à la peinture directe et la musique improvisée est issue d’une tentative de relier la musique et les images de la façon la plus directe et la plus organique possible. Au début, nous avions essayé ces performances avec de la musique improvisée et de la vidéo, ou des projections de diapositives, mais cela n’a jamais vraiment fonctionné. Je sentais que si la musique était la vie, l’art visuel pouvait aussi être vivant. Les deux devaient être créés au même endroit et en même temps. Finalement, j’ai travaillé avec Jessica Lurie et nous avons commencé une collaboration en opérant la fusion entre une musique vivante et une peinture vivante. L’important est qu’il y ait toujours un élément d’histoire dans ces performances : parfois, il y a une image, parfois une séquence d’images mais il y a toujours une ligne narrative. La musique suit aussi cette narration donc la performance a un aspect narratif qui vit et évolue devant le public.
Parfois tu n’es que dessinateur de tes œuvres et parfois tu travailles en tant qu’auteur complet (scénariste +dessinateur). Que préfères-tu ?
DZ : Je préfère tout faire moi-même, mais tous les comics que j’ai faits pour DC et Marvel ont été écrits par quelqu’un d’autre. Quand tu travailles avec un scénariste, tu dois respecter le script et tu dois adapter ton travail au cadre de l’histoire. J’ai été chanceux de travailler avec d’excellents scénaristes comme Brian Wood ou Brian Azzarello. Ils ont laissé beaucoup d’espace à ma partie personnelle. Généralement, ils écrivent l’histoire à travers les dialogues et résument de manière rudimentaire. La disposition générale, la composition et le rythme sont laissés entièrement à ma charge. J’ai beaucoup apprécié cette sorte d’espace et cette liberté pour mon travail.
Beaucoup de critiques s’accordent à dire que ton chef d’œuvre est King of Nekropolis ? Es-tu d’accord avec ça ou as-tu un autre avis ?
DZ : Je peux comprendre l’attrait du public pour King of Nekropolis et je l’aime beaucoup également. C’est une histoire assez complexe et riche, tant dans son intrigue que dans son visuel. Cependant, pour moi, ma meilleure production est toujours la plus récente. Ce serait donc Industriel. Mes dessins changent toujours avec l’histoire et le sujet traité. Le style de l’histoire et le graphisme sont inséparables – comme le fond et la forme devraient l’être. Industriel est une tentative de raconter une histoire sans mots et de la raconter seulement avec des dessins. Les images ont du pouvoir : bien ordonnées et composées, elles peuvent être porteuses d’une grande dose de sens et d’émotions. Je voudrais continuer à explorer cette forme de langage avec d’autres histoires sans mots. Je travaille en ce moment sur une autre bande dessinée, Brooklyn Babylon, qui sera aussi sans mots.
Justement, je voulais te parler d’Industriel. C’est une grande performance car tu racontes deux histoires sans aucun mot. Peux-tu nous résumer ces histoires et nous expliquer leur lien ?
DZ : Industriel est une histoire divisée en deux parties, deux histoires en parallèle, comme deux rivières émergeant du même océan. Une histoire est masculine et l’autre féminine selon les personnages principaux. Le contraste du noir et blanc est poussé jusqu’à l’extrême et reflète les tensions, les drames et la dureté des personnages et du monde qui les entourent. L’histoire véhicule une bonne dose de colère et de frustration à propos de ce qui se passe tout autour de nous actuellement. Même si cela ne se passe pas dans une ville ou une époque en particulier, Industriel est proche de nous.
Oui, notamment pour le contexte social.
DZ : Oui. Cette histoire possède un poids économique et politique, exprimé d’une façon totalement subjective.
C’est aussi très étrange mais quand on compare tes œuvres, il y a un vrai lien entre elles. Les personnages semblent être piégés dans des grandes villes tentaculaires (comme dans King of Nekropolis, Rex ou La mort dans les yeux), parfois par l’amour (La mort dans les yeux), souvent par la drogue et la guerre (Luuna Park, King of Nekropolis, Sexe et Violence ou Congo Bill). Ainsi, même s’il y a beaucoup d’albums, en réalité, ils ne forment quasiment qu’un. T’en rends-tu compte ?
DZ : C’est naturel que les histoires aient des ressemblances dans leurs sujets et leurs personnages puisque ce sont les miennes. Elles sont le reflet de ma vision et de mon ressenti du monde. Cependant, j’espère que cette vision n’est pas toujours la même et qu’il y a une évolution et quelques changements. Beaucoup de gens disent que mon travail est noir. C’est sombre dans un sens, dans l’atmosphère, le jeu du noir et blanc et dans la noirceur des thèmes. Cependant, je pense qu’il ne faut pas simplifier ainsi. Je suis totalement opposé à l’idée que mon travail soit pessimiste, car ce n’est pas le message que je veux envoyer. Il y a toujours de la lumière au bout du tunnel et je veux que mon travail reflète cela. Mais il faut aller chercher la lumière, ce n’est pas acquis par avance. Je voudrais donner aux lecteurs un espoir, une inspiration et une force. C’est également ce que je recherche dans le travail des autres : films, bande dessinées, livres, musique et tout le reste.
Effectivement, les personnages ont toujours une porte de sortie dans tes histoires : le soleil bienfaisant (tu parlais de lumière) est très important et il y a aussi une issue dans l’art et plus particulièrement l’art des tags. Parles-tu de toi ?
DZ : Il y a des symboles que j’aime répéter tout au long de mes histoires, comme le soleil, la lune, le cœur etc. Ils sont simples et évidents, comme l’art des tags. J’aime beaucoup les tags : c’est de l’art authentique, l’art de notre temps. C’est la forme d’expression la plus directe et la plus naturelle dans le chaos urbain – le besoin et la nécessité de dire quelque chose sur les murs. Les tags disent : « Je suis là. Je suis vivant » contre le monde qui te dit « Tu n’existes pas ». Les tags sont des voix désespérées et je me sens très proche de ce désespoir et de ce besoin viscéral.
Est-ce un moyen de casser les grandes villes et leurs immenses tours inhumaines ?
DZ : Marquer l’espace et le rendre familier, en faire ta maison, c’est une impulsion humaine et naturelle. Je me considère moi-même comme un immigrant permanent. Mais même si tu ne quittes jamais l’endroit où tu es né, cela change si vite autour de toi que tu dois te sentir étranger dans ton propre lieu de vie. Les tags peuvent être un moyen d’honorer ton espace, de reconnaître ta maison.
Je pense que ton style graphique résume toutes ces idées. Certes, cela semble sombre en apparence, mais il y a toujours une lumière qui perce les ténèbres. Peux-tu nous parler de ton style qui est reconnaissable entre tous ?
DZ : J’ai fait des études de peinture dans l’Académie de Fine Art à Zagreb. C’est une université traditionnelle et j’y ai étudié l’art classique et des techniques de peinture comme la détrempe, la fresque et l’huile, à travers des œuvres de la Renaissance puis des œuvres du Baroque qui m’ont beaucoup marqué. J’étais fasciné par des peintures comme le Caravage ou des artistes comme Vélasquez avec leur style clair-obscur où les objets et les formes sortent de l’obscurité avec un jeu de lumière. Quand j’ai commencé à faire de la bande dessinée, j’ai essayé de faire le même effet d’ « ombre lumineuse » avec juste de l’encre noire et blanche sur du papier. Comme je l’ai dit avant, il y a beaucoup de ténèbres qui nous entourent mais tu dois essayer de voir la lumière. Le style visuel et les histoires sont profondément liés : la forme et le contenu sont inséparables.
Il y a quelques albums qui sont en couleurs. Luna Park et Des dieux et des hommes par exemple. Il semble que ton style en noir et blanc y perde de sa puissance. Es-tu d’accord avec cela ?
DZ : Mon travail est en noir et blanc. Je suis triste quand je vois mes comics publiés en couleurs car ils perdent leur impact originel. Je ne peux pas changer cela : les règles des grosses productions sont difficiles à changer et les couleurs sont essentielles pour les Américains. Luna Park est une histoire qui est restée fidèle à ce que je voulais et je pense qu’elle est bien colorisée. Dave Stewart a fait un beau travail, car il a compris la nature de mes dessins. Au lieu de remplir les blancs, il y a ajouté une autre texture, une autre couche de couleur dans les pages entières. Cela a donné ainsi une autre dimension aux dessins. J’ai aussi fait les couleurs sur une de mes histoires (pour Marvel) mais même quand je le fais, mes dessins perdent de leur impact et de leur puissance. Je ne critique pas les coloristes : ils font du bon travail. C’est juste que mon travail est fondamentalement en noir et blanc.
Parlons de Jean-Pierre Dionnet avec l’album Des dieux et des hommes. C’est intéressant pour nous car il est connu en France. Peux-tu expliquer votre collaboration ?
DZ : J’ai été contacté par Dargaud pour le projet que Jean-Pierre écrivait, car il voulait travailler avec moi. C’était un grand honneur pour moi. Dans le processus de création, une fois que je recevais le script, Jean-Pierre me laissait carte blanche pour les effets visuels. J’étais libre de jouer autour du texte et d’y ajouter des éléments graphiques qui n’étaient pas prévus dans le texte ou qui apparaissaient entre les lignes. Nous avons du coup ajouté 20 pages au script original, car nous sentions que plus de pages et d’espace étaient nécessaires pour avoir le bon rythme et la place suffisante pour les dialogues et l’histoire. Jean-Pierre était ouvert à tout et une fois que les pages étaient terminées, il changeait ou ajoutait le texte pour que cela colle le mieux possible avec le dessin. Si l’image était suffisamment claire et expressive, ce n’était pas la peine de rajouter des mots qui répéteraient la même chose et vice et versa. C’était donc une collaboration intense et stimulante et c’était très agréable.
Si je te donne le pouvoir d’être dans la tête d’un auteur, scénariste ou dessinateur, qui choisirais-tu et pour y trouver quoi ?
DZ : Si je comprends bien la question, cela revient à dire qui est l’auteur le plus important pour moi ? Jose Munoz. Son travail a une puissance d’expression unique qui vient de son style en noir et blanc. De plus, ses histoires sont particulières et originales. Il y a plusieurs histoires annexes, de petites vignettes qui accompagnent l’histoire principale et elles ajoutent à la richesse et à l’atmosphère du travail. Elles sont souvent amusantes : je pense que Munoz a un grand sens de l’humour même s’il n’est pas considéré comme un auteur humoristique. De la même façon, Kafka a un grand sens de l’humour. J’ai vu le travail de Munoz il y a quelques années et cela m’a influencé profondément. Encore aujourd’hui, pour moi, cela n’a pas perdu un gramme de son pouvoir original… de son feu.
Merci Danijel !