interview Bande dessinée

Fred Bernard

©Casterman édition 2009

Auteur estampillé « jeunesse » pour avoir commis une quinzaine d’ouvrages avec son ami François Roca, Fred Bernard fait une entrée remarquée dans la sphère BD avec sa Jeanne Picquigny (2 aventures parues au Seuil en 2003 et 2004). En 2006 c’est autour des yeux félins (ouah cette manière de dessiner les yeux !) de Lily Love Peacock de faire des ravages et de nous entrainer dans l’univers du mannequinat. Son trait nerveux fait à nouveau des siennes dans Little Odyssée, son dernier ouvrage chez Kstr, un récit de vie simple et rock’n’roll, d’une grande sensibilité. Tout comme lui…

Réalisée en lien avec l'album Little Odyssée
Lieu de l'interview : Angoulême 2009

interview menée
par
2 mars 2009

Bonjour, Fred Bernard. Pour ceux qui ne te connaissent pas encore pourrais-tu te présenter et nous décrire ton arrivée dans la BD ?
Fred Bernard : J’ai débuté tard… En fait, j’ai commencé la BD à 33 ans ! Je suis un peu lent. Je mets longtemps à me décider. Déjà, j’ai su que j’allais dessiner tard et après le bac j’ai commencé une prépa véto… pour finalement faire les beaux arts. Ensuite, je suis allée dans une école qui était spécialisée dans la bande dessinée, mais plutôt dans l’illustration. J’ai donc d’abord fait beaucoup de livres « jeunesse ». J’ai bifurqué vers la bande dessinée adulte parce qu’en « jeunesse », je faisais beaucoup de concessions au niveau du dessin : j’’écrivais plus que je ne dessinais ! En BD, je savais que je pourrai dessiner comme je le voulais… Je faisais des livres jeunesse aux éditions du Seuil, j’ai donc proposé des BD dans la même maison. Ma première BD est sortie en 2003.

Qu’apporte, justement, cette expérience « jeunesse » dans ton travail actuel en BD ?
FB : A la base, mes ouvrages jeunesse ne sont pas écrits que pour les enfants. Je fais des livres assez singuliers. Beaucoup d’adultes se les offrent. Ce ne sont pas, en général, des histoires très attendues par les parents. En réalité, en fonction du thème que j’aborde, je ne sais jamais trop pour quelle tranche d’âge j’écris : c’est plutôt l’éditeur qui choisit. En travaillant dans cette catégorie, il y avait forcément de l’autocensure, notamment au niveau de la sensualité, je ne pouvais pas dire tout ce que je voulais. Je mettais des choses entre les lignes bien sûr, mais ça restait entre les lignes… En BD, je peux y aller carrément. Pour la narration, j’étais aussi plus limité. Il ne fallait pas ce soit trop alambiqué : les ellipses, tout ça, tous les enfants ne comprennent pas. Et puis pas question de faire des livres uniquement pour les premiers de la classe… En BD, au contraire, justement je peux faire ce que j’aime faire : des tas de pirouettes scénaristiques.

C’est vrai ça ! On s’en aperçoit par exemple dans ton Little Odysée. Tu es le roi de la digression. Avec une préférence marquée pour l’utilisation des animaux. Explique-nous…
FB : Dés ma première BD, j’ai eu tendance à utiliser les animaux qui se trouvaient à proximité des personnages pour mieux faire passer les dialogues. En fait, dés qu’il y a un dialogue qui dure : faire de grosses bulles avec du texte, c’est pénible pour le lecteur, je n’en ai pas envie. En tant que lecteur je ne suis pas fan du tout. Je ne veux pas dessiner des personnages en train de discuter sur 4 planches. Je préfère dessiner des papillons, des escargots, des oiseaux… Mais je n’ai rien inventé. J’ai fait ça parce que c’est un système qui existait déjà. Par exemple, quand j’avais lu Hugo Pratt, j’avais adoré le coup des fresques ou des boucliers Masaï qui parlaient dans certains albums : j’avais trouvé ça vachement malin de sa part, ça donnait une autre dimension au récit. J’avais trouvé ça trop génial en fait, et ça m’est resté… C’est un poil poétique et en plus, moi, j’adore les animaux.

Peux-tu nous parler de la genèse de Little Odysée ?
FB : Celui là, je l’ai fait pour ma mère. C’est particulier… Même si en BD tous les personnages que j’ai composés sont inspirés de gens que je connais ou que j’ai connu, celui là est encore plus personnel, c’est un récit un peu autobiographique.

C’est exactement la question qu’on se pose quand on a terminé le bouquin. Qu’as-tu mis de toi dans cette histoire ? L’ensemble est tellement touchant…
FB : Dans les années 1989, 90, 91, je vivais dans un petit village où avaient grandi mes parents, grands parents… Avec mon frère, qui est un peu plus jeune que moi, on avait été soupçonnés de trafic de drogues : il y avait eu une grosse rumeur qui disait que, non seulement on trafiquait, mais qu’en plus on forçait les plus jeunes à prendre ce qu’on vendait. C’était faux, mais c’était crédible, parce qu’on avait des motos… Je ne dis pas qu’on était des anges, mais on n’était pas des trafiquants de drogue. En revanche, on en connaissait. Notamment, un copain de mon frère, plus jeune, qui s’était fait attrapé et qui, lui, s’est pendu dans les bois du village en montant sur son djembé : je ne l’ai pas mis dans la BD, c’était glauquissime, on y aurait pas cru et pourtant c’est la réalité… Cette rumeur a duré super longtemps. Les gens ne disaient plus bonjour à ma mère dans les magasins. Elle voulait déménager, elle rentrait en pleurs… Nous, au début ça nous faisait sourire mais à la fin, on ne rigolait plus du tout. A cette époque, j’avais écrit un texte de façon cathartique, en écoutant de la musique à fond pour me défouler : on était poursuivis par les flics en moto et à la fin je mourrais… J’avais oublié ce texte et puis il y a 2 ou 3 ans, ma mère en rangeant ma chambre d’ado, l’a retrouvé et elle l’a photocopié pour moi, mon frère et ma sœur. Elle me l’a donné en me demandant pourquoi j’avais écris des choses comme ça : elle avait pleuré en le lisant, ça lui rappelait de mauvais souvenirs… Je l’ai relu à mon tour. On m’avait parlé de la collection KSTR, en me disant que ce serait une collection un peu rock, un peu jeune. Bon, je ne savais pas trop ce que ça voulait dire mais j’ai trouvé que c’était une bonne idée. Je voulais surtout qu’on ne puisse pas associer Little Odyssée à Lily Love Peacock (Casterman 2006) parce que ça n’avait rien à voir : KSTR me semblait donc une bonne solution. J’ai repris mon texte en le modifiant juste un peu : j’ai réutilisé le même langage, j’ai repris des poèmes que j’écrivais à la même époque (des trucs que je n’écrirai pas aujourd’hui)… J’ai fait un « Gloubiboulga » de tout ça…

Quelle a été la réaction de ton entourage, une fois le l’ouvrage achevé ?
FB : Mes parents ont beaucoup aimé, mon frère a adoré, mes copains aussi. En particulier, les copains des banlieues. Des mecs que j’avais connu quand j’étais allé faire mes études à Lyon, des gars qui venaient des Minguettes et qui avaient un peu trafiqué avant de se ranger et de prendre des apparts en ville. Eux aussi je les ai utilisés dans cette BD. La seconde facette de Little Odyssée c’est le coté rat des villes/rat des champs. En parallèle à cette poursuite en moto, cette rumeur, je voulais montrer qu’on se faisait autant chier en banlieue qu’à la campagne. En discutant avec ces gars, j’ai compris qu’on avait vécu le même mortel ennui : être assis sur un banc à faire des flaques de crachas pendant des heures en fumant des pétards… Il y a seulement le décor qui change. On va dire que le cadre est plus sympa à la campagne.

On est les mêmes partout : les mêmes envies, les mêmes inquiétudes…
FB : …et ça n’a pas changé ! Ça se passait il ya 20 ans, mais aujourd’hui c’est pareil. Au village, ils ont juste changé les bancs et les mecs ont remplacé les mobylettes et les motos par des boosters… En banlieue, c’est pareil : ça crame, ils s’ennuient et en même temps, ils ont du mal à quitter leur « cocon ». Comme au village… tu t’emmerdes mais tu es chez toi. Il y aurait tellement de choses à dire. Je n’ai pas tout mis mais ça sortira peut être un jour ou l’autre…

Est-ce que tu peux nous parler de ton travail graphique ? Tes choix ? Ton crayonné ? Le noir et blanc ?
FB : Pour commencer, le noir et blanc, j’en suis assez friand. Je n’aime pas que ça, non plus. D’ailleurs je travaille actuellement sur un projet qui sera finalisé en couleur. Mais je ne réaliserai pas la colorisation. Je préfère commencer une autre histoire plutôt que passer 3 mois à mettre en couleur ce que je viens de dessiner. C’est fastidieux… et puis en plus, je fais tellement plein de zigouigouis… J’ai un dessin qui est assez… j’avais trouvé un terme qui convenait bien, l’autre jour, en rigolant : mon dessin, c’est de la précision évasive… J’aime bien quand on sent le geste dans le trait. C’est aux beaux arts que j’ai appris ça : ne pas travailler qu’avec le poignet et forcer son bras à bouger. Quand on fait de la BD, on ne fait pas forcement de grands formats, mais il ne faut pas que la main soit obligatoirement posée sur le support. J’aime aussi beaucoup les croquis de voyages, j’en ai toujours beaucoup fait : c’est les seuls moments où je dessine gratos, c’est pour moi. J’utilise beaucoup ces croquis quand je fais mes BD. J’ai besoin de ça, j’aime que mes personnages se retrouvent dans des endroits où je suis allé. Pas question d’aller chercher de la doc.

Tu aimes ton dessin ?
FB : J’ai mis longtemps à accepter de dessiner comme ça. Pendant mes études de dessin, je pouvais m’exprimer comme je voulais, sans contrainte. Par contre quand j’ai cherché du boulot, je présentais des dossiers dans lesquels il y avait des trucs que j’aimais faire et puis des trucs que je chiadais, des trucs où il y a tous les doigts à la main ! Et c’est ce type de travail que les éditeurs retenaient. Et moi, en tant que lecteur, ce n’était pas ce que je préférais… C’est l’histoire qui primait pour moi ! En BD, par exemple, la ligne claire j’aimais surtout si j’adorais l’histoire, mais ma sensibilité m’amenait vers autre chose. Alors quand j’ai vu arriver la nouvelle BD (bon, qui est vieille, maintenant !) où « ça se lâchait bien », je me suis dit : « Cool ! J’y vais ! ». En fait je finissais par me dire que je dessinais mal…

Dans Little Odyssée, il y a une qualité d’écriture surprenante, notamment en ce qui concerne les dialogues. C’est un exercice facile pour toi, le dialogue ? C’est quelque chose d’inné, ça vient tout seul ?
FB : Les dialogues, c’est ce qui me prend le plus de temps… plus que tout. Quand j’ai trouvé les dialogues, je me détends… En BD, en tant que lecteur, moi je suis super difficile sur les dialogues. Pour ça, Pratt est très fort. Les discussions entre Corto et Raspoutine m’ont par exemple beaucoup impressionné. Mon expérience en jeunesse a été très formatrice pour cet exercice, car tu songes forcément au gamin. Tu apprends à enlever le grain. Comme le boucher : tu enlèves le bout de gras. Il faut qu’il y ait une petite chute, que ce soit marrant. Au contraire si c’est triste, il faut trouver juste les deux mots qui vont faire pleurer… Dans cet album, la scène de la caravane, par exemple : mon personnage « La couleuvre » (qui a vraiment existé) au moment où on le découvre mort… il ne fallait pas que ça traîne, il n’y a pas beaucoup de cases, on ne le voit pas mais on sait ce qui est arrivé. Je me suis torturé pour trouver ce que les héros allaient dire. Tu vois ce genre de réplique, ça se lit en 2 secondes et j’ai mis un temps fou pour la trouver. J’ai pensé au début à : « Pourquoi t’as fait ça ? » et puis j’ai trouvé je crois : « T’avais pas l’droit… » et on s’imagine le gamin en train de le secouer à l’intérieur de la caravane. On voit rien…

Quels auteurs t’ont donné envie de faire de la BD ?
FB : Si je devais te dire un nom, ce serait Hugo Pratt. C’est marrant parce qu’en fait, c’est une œuvre dans laquelle j’ai eu du mal à rentrer. Mais quand j’ai réussi… Pouh ! La claque ! C’est une œuvre qui me dépasse et j’adore cette sensation… La mécanique m’échappe, c’est trop brillant pour moi. Je n’aurai pas su faire, ça m’impressionne et donc ça me fait du bien…

Et ça influence ton travail ?
FB : Oh oui, de manière consciente ou inconsciente. Mais attention, je suis aussi un grand fan de Spirou, de Gaston Lagaffe et consorts. Franquin, Pratt sont des mecs fondateurs de mon travail.

Tu es un gros lecteur de BD ?
FB : Je m’y suis remis à fond parce qu’aujourd’hui il y a énormément de choses qui me plaisent. Quand j’étais étudiant en dessin (dans les années 90), paradoxalement, je n’en lisais plus. Je n’aimais pas ce qui sortait. J’en ai relu à la fin de mes études, grâce notamment à l’Asso qui s’est dispersée, tout comme Métal Hurlant. C’est phagocyté par le système… C’est la nature. Je m’y suis donc remis à ce moment là.

Quelles sont tes dernières lectures ?
FB : Les mêmes que tout le monde… ! Pinocchio de Winshluss, le dernier Gus de Christophe Blain (c’est celui des 3 que j’ai le plus aimé), un bouquin de Florence Dupré La Tour… En fait, il y a beaucoup de monde que je connais via la jeunesse. En BD, je connais moins de monde, donc je me laisse guider par les libraires… Il y a des albums dont on entend beaucoup parler, mais moi je ne rentre pas dedans. En fait, j’attends que mon libraire me dise : « Tiens lis ça ! Ca va te plaire ! ». Tiens par exemple j’ai lu Taïga Rouge dans un autre genre. C’est à suivre, il faudra voir, mais j’ai bien aimé. Il y a des scènes un peu trash mais très bien foutues. Il y a un coté cinéma expressionniste que j’aime bien…

Merci Fred !
FB : Merci à toi…