interview Bande dessinée

Gabriel Delmas

©Les Humanoïdes Associés édition 2007

On connaît surtout Totendom pour sa couverture, sublime, signée Alex Alice. On y vient donc ainsi, mais la série est pleinement appréciable grâce au travail remarquable de ses pères, Gabriel Delmas et Robin Recht. Le premier traîne une réputation d’auteur barré, en marge de la production habituelle. Artiste dans l’âme, il revendique son approche différente du monde, la défend et donne envie de mieux la comprendre, de la partager. Comparé à Moloch Jupiter Superstar (chez Carabas avec P. Pion), Totendom semble une œuvre plus abordable.

Réalisée en lien avec l'album Totendom T2
Lieu de l'interview : Festival d'Angoulême

interview menée
par
26 avril 2007

Bonjour Gabriel ! On te connaît un peu, moins ton compagnon (Robin Recht). Un mot sur vous deux et votre rencontre ?
Gabriel Delmas : Robin a fait les arts déco avec moi à Paris et l’on s’est rencontré dès la première année. Au début, il fallu un temps d’adaptation, je le trouvais un peu grand et maigre, un peu trop fan de bandes dessinées alors que pour ma part je n’étais pas du tout là-dedans. Ensuite nous nous sommes rejoints au moment où Robin dessinait son premier album. C’est lui qui a lancé l’idée d’une collaboration et amené le sujet. Moi, j’ai dit oui. Voilà, je dis quasiment toujours « oui » !…

Tu passes souvent pour un auteur complètement barré. As-tu le sentiment d’être incompris ?
Gabriel Delmas : Barré et incompris ? Oui, mais c’est normal. Car les gens ne comprennent rien alors que moi je pige tout et vois plus loin que le commun ! Non, très sérieusement, je pense que je suis un génie ! Je ne suis pas reconnu à ma juste valeur. Il faudra probablement du temps pour que le grand public percute mais c’est le lot de beaucoup de génies ! Ils ne ressemblent pas aux autres. Ils font figures d’anomalies en avance sur leur temps. Un petit moment passé, les gens admettent que tu puisses être différent.

Existe-t-il une clé de lecture pour aborder ton œuvre ?
Gabriel Delmas : La subversion. Je pense subversion et provocation tout le temps et à tous les niveaux. C’est une attitude « normale » chez moi. Je refuse de regarder les choses comme la majorité le fait. Cela m’ennuie. Et observant les gens envisager notre environnement de la même manière, cela m’invite à en prendre le contre-pieds. Progressivement aussi, tu rencontres des êtres qui t’ouvrent de nouvelles perspectives. J’adore échanger avec le public.

Alors comment se passe ce festival ?
Gabriel Delmas : C’est mon quatrième en tant qu’auteur, on est bien payé et on raque gratos : le pied ! On aime être servi… Non, j’aime les « vrais » lecteurs qui posent de « vrais » questions, agréables si possible. Par exemple ce monsieur, on s’est déjà rencontré à Saint-Malo mais on n’avait pas eu le temps de lui dédicacer un album. On lui avait promis qu’à Angoulême, cela serait fait et signé. Il s’intéresse à nous et pose des questions : où l’on va ? Comment ?... Il aime notre travail et est attentif au média bande dessinée. Après, il existe des lecteurs qui se fichent éperdument de l’album mais souhaitent juste la dédicace. Ces derniers demeurent nombreux. Enfin, l’écrasante majorité envisage les bandes dessinées comme des produits de consommation qu’ils achètent (ou non). Malheureusement, bien que les plus nombreux, on ne les connaît pas… Sinon, tu remarqueras qu’apparemment [l’œil sur la file d’attente] notre public, à Robin et moi, est composé d’hommes, jeunes et vieux. J’y peux rien : Robin attire les hommes ! Lorsque je dédicace seul, j’ai beaucoup plus de femmes…

Comment travaillez-vous ensemble ?
Gabriel Delmas : [Robin ébauche une réponse mais Gabriel coupe avec le sourire] Non, il dit n’importe quoi !... Je lui envoie tout d’abord une première version naturellement écrite. Il y ajoute ses souhaits, comment il voit les choses, comment il aimerait découper les scènes. On en discute énormément puis l’on réécrit les pages que l’on présente à l’éditeur. Ce dernier y met aussi son grain de sel et la navette repart. Au final, il faudra environ une dizaine de passages avant d’arriver au résultat que le lecteur tient dans ses mains. Sans parler de la couleur…

Totendom est une série écrite en trois actes, une trilogie dramatique…
Gabriel Delmas : Totendom est en effet une pièce écrite en trois actes, du moins en gros (non dialogués) dont je suis le seul à connaître la fin. Avec Robin, on échange en permanence car on essaye d’écrire une sorte d’opéra, de trouver les phrases en phase avec le dessin. On essaie de créer du mystère, la chose la plus importante à mon sens dans l’art. Je fais de la bande dessinée comme un artiste. Ma formation m’y prédispose et je regarde effectivement différemment les choses. Robin est plus classique, plus bande dessinée. Je crois que l’on se complète bien sur ce plan-là : j’admets son trait plus normé et lui ma façon d’écrire originale. Ensuite, nous avons des amis, Alex Alice, Mathieu Lauffray qui travaillent avec Robin à l’atelier. Nous sommes un groupe de personnes qui ont des envies communes, des centres d’intérêts convergents mais pas la même façon de ressentir les choses. Pour ma part, je suis un peu en marge. Jupiter Moloch Superstar est typiquement le type d’album rock que j’affectionne. A travers ce type d’album, on crée véritablement quelque chose de différent. Tu regardes le monde « bizarrement » et il devient mystérieux pour le lecteur qui ne le comprend pas forcément tout de suite. Cependant, plus il le lira, plus il le lira différemment et le ressentira différemment, selon les individus. Plus tu formates un album et plus tu en imposes une lecture réduite. Un album qui n’est capable juste que de divertir est à mon sens inintéressant. Il doit faire réfléchir ou susciter une émotion, quand bien même de la répulsion. Je conçois tout à fait que l’on n’aime pas mon travail puisqu’il dérange. C’est assez violent, voire agressif, superflu, subversif. Néanmoins, un auteur n’est pas là pour plaire à tout le monde. Je suis content de Totendom car sur quelque chose qui aurait pu ressembler à beaucoup d’autres, nous sommes arrivés à un traitement original, singulier. A mon sens…

Faut-il avoir lu Shakespeare pour apprécier Totendom ?
Gabriel Delmas : Shakespeare, on s’en fout ! Combien de choses serait-on sinon obligé de lire ? Je réalise simplement des albums qui me correspondent, à moi et à la personne avec qui je travaille. Robin est venu me voir après avoir réalisé un premier album d’héroïc-fantasy chez Soleil (le Dernier rituel, série arrêtée après un tome : « elle n’a pas mal marché mais j’ai changé et aspiré à d’autres choses », Robin). Je sentais qu’il n’était pas pleinement heureux dans ce qu’il faisait. Je l’ai d’abord écouté, nous avons discuté et nous sommes arrivés à Totendom. Par ailleurs, je conçois tout ce que je fais comme un acte politique, un acte créateur fort, non conforme aux attentes extérieures ou à un marketing commercial brossant le lecteur dans le sens du poil. Attirer et ouvrir, faire découvrir, voilà mon but.

Totendom attire, impressionne, tout d’abord par sa sublime couverture réalisée par Alex Alice…
Gabriel Delmas : Je suis heureux qu’Alex ait réalisé cette couverture. Elle a sans doute permis d’attirer un autre public. Robin n’était pas à l’aise avec la couleur directe. Graphiquement, il possède un style bien à lui, plus haché, plus noir, plus violent, une réelle dimension artistique. Le rendu peut sembler moins agréable que celui du Troisième Testament (LA série signée A.A.) mais tout aussi fort.

Existe-t-il des influences majeures sur la série ?
Gabriel Delmas : Formellement, chez Robin, elles sont cinématographiques. Par exemple, le traitement différencié des couleurs, jaunies pour le passé, rappelle un film comme Excalibur (J. Boorman, 1981). Pour ma part, j’aime le contraste, sur tous mes albums. Des gens adorent, d’autres exècrent… Et à la rigueur, je m’en fous ! Je n’interdis à personne d’avoir un avis, à condition qu’il soit motivé. Je ne prête d’ailleurs attention qu’aux avis un minimum connaisseurs. On ne juge pas sans connaître. Un musicien sait, par exemple, mieux que moi ce qu’il a réussi ou manqué sur une interprétation. La critique est constructive et je l’accepte à la condition qu’elle ne se résume pas à une bête réaction méchante… Cependant, un auteur sait mieux que quiconque ce qu’il souhaite. Si tu reproches à Totendom d’être trop violent, trop noir, il vaut mieux alors ne pas le lire ! Si tu n’aimes pas le romantisme, lis autre chose ! Pourquoi n’est-ce pas plus doux ? Parce que ce n’est pas le propos ! Les couleurs sont sombres parce que le rose, eh bien, non. Bref, ainsi de suite… Commencez par feuilleter un album avant de l’acheter. Demandez conseil au libraire. Lisez-le plusieurs fois avant de vous prononcer. Voilà un avis motivé.

Si tu possédais une gomme magique te permettant de modifier une chose sur le premier tome, t’en servirais-tu ?
Gabriel Delmas : Une gomme ? Je ne change rien. Totendom comme toutes mes œuvres, toutes les productions humaines, n’est pas parfait, voire parfois peut-être déséquilibré. Mais à quoi sert d’atteindre une perfection qui n’existe pas ? Je ne vise que mon imperfection, même pas celle des autres. Si elle dérange, lisez autre chose, je ne vous en voudrais pas !

Si tu étais un bédien, quelles bandes dessinées conseillerais-tu aux terriens ?
Gabriel Delmas : Les miennes, bien sûr ! Plus sérieusement, je trouve RanXerox de Liberatore exceptionnel (chez Albin Michel sur un scénario de Stefano Tamburini). J’adore Breccia (auteur argentin de BD). En revanche, à l’heure actuelle en bande dessinée, il se fait énormément la même chose : du divertissement. C’est un peu provocateur de le dire mais c’est une réalité. Le divertissement, c’est bien mais j’attends autre chose des « vrais » amateurs de bandes dessinées. J’attends de la curiosité...

Si tu avais le pouvoir de te téléporter dans le crâne d’un autre auteur de bandes dessinées, chez qui élierais-tu domicile ?
Gabriel Delmas : Je reste chez moi. La bande dessinée, j’en fais depuis peu, quatre ou cinq ans, je termine donc tout juste ma phase d’initiation. Lorsque je lis RanXerox je perçois suffisamment de choses pour ne pas souhaiter être dans la tête de son auteur. La manière dont il voit et traduit la réalité, la sensibilité qu’il apporte à sa création, je le perçois dans son travail. Je souhaite qu’il continue à me les raconter et non les devancer.

Merci Gabriel !