interview Bande dessinée

Blutch

©2024 édition 2023

On connait Blutch (alias Christian Hincker), une des figures de proue de ce que l'on a appelé, au début des années 90 la « nouvelle Bande-dessinée », entre autre grâce à ses nombreux albums chez Fluide glacial, Cornélius et Dupuis. Mais personne n'avait vraiment vu venir cette histoire concoctée pour les éditions 2024, basées à Strasbourg, sa ville natale. L'occasion était trop belle...

Réalisée en lien avec l'album La Mer à boire
Lieu de l'interview : Angoulême

interview menée
par
30 janvier 2023

Bonjour Blutch. Ton dernier album est très libre dans sa construction et sa poésie… La Mer à boire s’ouvre avec une superbe planche pleine page de train dans la montagne, avec une falaise vertigineuse où ne manqueraient plus qu’un jeune héros avec son Fox Terrier en train de sauter (allusion au Temple du soleil de Tintin). A l’occasion, on remarque que tu apprécies particulièrement de dessiner le minéral, la flore… L’apprentissage aux Arts décoratifs a-t-il été une expérience qui a grandement participé à cette faculté, cette envie de montrer le naturel, mais aussi rendre hommage aux maîtres ?
Blutch : C’est vrai. Dans ce livre-là, l’idée était de rendre les matières les plus sensuelles possibles, dans le sens presque d’un éveil des sens : le toucher, l’odorat même. Il fallait que tous les éléments, les humains, la nature, ce qui est inerte... soit le plus présent à l’image possible. J’ai mis ce que je pouvais en énergie dans les pierres, les fleurs, comme dans les hommes et les femmes. J’aime beaucoup les paysages, les natures mortes. Et dans La Mer à boire il y en a beaucoup. Des morceaux de détails de cases...

La mer à Boire

Tu entretiens une relation privilégiée avec le dessin, la peinture, et en tous cas les arts graphiques, lors d’ouvrages laissant un peu de côté l’aspect narratif (La beauté, Cavalier blanc, Dialogues de dessin avec Anne-Margot Ramstein, ou encore Un autre paysage). Sont-ce deux pratiques qui peuvent aller de pair, ou te sentirais-tu de ne te consacrer qu’à l’une, à un moment ?
Blutch : Non, pas du tout. Je ne suis pas du tout plasticien, je suis dessinateur de BD. Je me nourris certes de peinture, de par ma formation aux Arts graphiques à Strasbourg, avec les plâtres, le nu. Mais pour moi, ce sont deux pratiques vraiment différentes. Par exemple, en BD, j’adore la ligne, j’adore ce qui est cerné.

L’arrivée dans la Bruxelles imaginaire et son panneau « touristique » : « Bruxelles, son lac, sa plage, ses montagnes... » fait fortement penser à Vargèse, la petite station montagnarde de Tintin au Tibet, dans laquelle Tintin fait son excursion, dans la version du journal avant l’album. On a d’ailleurs le sentiment que l’album est un constant hommage à Hergé, Tintin, et à la bande dessinée en général, avec de nombreux indices plus ou moins évidents disséminés tout du long. « Voila un vrai peau rouge, comme c’est pittoresque » (Tintin en Amérique), « Ah, le voilà sans doute là-haut le fameux hôtel Métropole » (le palais du professeur Smith dans l’Or noir)… Ou encore le dessin que B dessine à la réception de l’hôtel, comme une évidence du portait d’Alcazar, que Tintin recherche dans Coke en Stock.
Blutch : Oui, exactement. Tu as bien noté.

La mer à Boire

On repèrera aussi l’entrée « par derrière » dont le mur et la vieille porte évoquent Y a-t-il un Sorcier à Champignac de Franquin, ou bien encore Jerry Spring de Jijé dans la forêt... la scène des indiens courant aux coté de B… (Pratt : Cato Zoulou ? )
Blutch : Tu n’es pas le premier à me parler de Franquin. Je pense que c’est une influence de type résurgence, plutôt. Parce que je n’ai jamais été un grand fan de Spirou. J‘en ai beaucoup, mais je suis passé un peu à côté. Autant j’ai adoré Gaston - toujours d’ailleurs - autant le groom, pour moi, est un peu opaque. Je ne rentre pas dedans et ce, malgré le talent des auteurs qui se sont succédés. Donc, non, ce n’est pas Champignac. Pour les indiens, dans cette séquence-là, c’est vraiment Tintin en Amérique, au moment où il arrive au Far West, il trouve un cheval et puis il se fait capturer. Après, je n’ai pas du tout pensé à Pratt pour la poursuite. J’ai plutôt pensé au cinéma, à des films anglais, comme Zoulou. J’ai pensé à ça.

On imagine aisément que ta bibliothèque bédéphile est bien achalandée. A quel moment ces clins d’œil arrivent dans le processus d’écriture de l’histoire ? En improvisation ?
Blutch : Tout est écrit à l’avance, raturé, réécrit. Il n’y a pas d’improvisation.

Le personnage de B, toujours en action, en recherche, fait évidemment beaucoup penser au Giuseppe Bergman de Manara. D’ailleurs, le simple fait que B cherche A, affiche cette similitude des acronymes ou initiales comme HP dans Giuseppe Bergman. Cet album de Manara fait-il partie de tes classiques, même si tu as préféré revisiter Jour de colère dans l’album Variations ?
Blutch : Oui, c’est vrai. Je n’y ai pas pensé. Plutôt à la géométrie des Maths ! Je voulais faire le plan A, le plan B... Il y a une autre résurgence tout de même, c’est Moebius. J’ai été inspiré par les Jardins d’Aedena : Stel et Atan, qui se cherchent. J’ai beaucoup été marqué par cette série d’albums très romantique. C’est sous-jacent, évidemment, ce n’est pas une citation directe. Manara, il est séduisant pour son outrance... qui ne passerait plus la rampe maintenant. En même temps, il y a une allégresse, un humour aussi, un côté italien qui me plait. J’adore la BD italienne, le cinéma italien.

La mer à BoireL’humour très présent qui, on le sent, est bien plus « lâché » que dans tes derniers albums, est plaisant et va dans le sens de certaines critiques qui se désolent de voir des albums trop sérieux produits ces dernières années par rapport à l’époque Fluide. On remarque aussi un grand plaisir et une liberté à montrer les sexes, d’ailleurs. Est-ce le simple fait d’avoir signé avec les éditions 2024 qui t’as (re)donné cette liberté ? Et était-ce un besoin pour toi d’y revenir, aussi ?
Blutch : Oui et non, le bouquin est important car il sert de stimulant. Rien n’est fortuit. Si 2024 ne m’avait pas proposé de faire ce bouquin-là, il n’aurait pas existé. Au départ, notre projet était de faire un truc beaucoup plus érotique, et au final on s’est un peu éloigné de l’érotisme pur. Je voulais étoffer. Je voulais donner du sentiment.

Malgré les nombreux clins d’œil, on a la sensation tout de même que du moment où A arrive en calèche, les choses vont se poser, laissant l’intrigue principale et les relations entre les deux personnages évoluer vers quelques choses de beaucoup plus « intime »…Ressentais-tu le besoin de parler de ta relation de couple à ce moment de ta carrière ?
Blutch : Oui oui, comme souvent. Le travail c’est un travail sur la mémoire. Tous mes livres sont un travail sur la mémoire du vu, sur ce qu’on a acquis. C’est une matière qu’on se plait à visiter, à malaxer, et puis on cherche à revivre des moments, des émotions.

Alors justement, malgré des rappels aux bandes dessinées classiques des années quarante ou cinquante au sein de l’album, tu as développé, au fil du temps, un genre qui s’apparente d’avantage aux années soixante et soixante-dix, tant dans la forme (les grandes enjambées, la plasticité des personnages et les style de leur vêtements), que dans le fonds, où on les sent assez libres (sexuellement aussi). Les scénarios sont d’ailleurs aussi souvent assez loufoques, dans la signification positive du terme, et font penser à du Mocky ou à ces réalisateurs italiens tels que Fellini. Est-ce compliqué d’arriver à produire cet effet ? Autrement dit, est-ce que la technique aide à aller dans ce sens au niveau de la narration et du découpage ?
Blutch : C’est à toi de le dire. Malheureusement, il n’y a pas de formule. Je serais bien en peine d’en faire une recette. Là tu parles vraiment de la cuisine littéraire... « comment on fait pour réaliser une synthèse ». Le métier, les ambitions, les références... les habitudes, le risque... changer... tout ça se mélange. Je ne me risquerais pas à tenter de l’expliquer. C’est un boulot qui repose beaucoup sur le non-dit, le non formulé. Je tiens beaucoup à ce qui est flou.

A la limite il y avait déjà une petite réponse qui avait été faite dans l’entretien paru dans Bdphile #3 et reproduit dans l’album Variations, où tu écrivais : (…) « dans mes jours fastes, j’ai l’impression de soulever un voile et (…) je suis persuadé que nous tenons avec la Bande dessinée une forme insolite - et pourquoi pas inédite - d’écriture poétique »)
Blutch : Oui, effectivement, mais ça ne répond pas à ta question, tu vois.

Certes, celle-là était peut-être un peu trop « floue » , ah ah.
Blutch : Et puis tu ne te dis pas « Tiens, je vais faire de la poésie » , c’est ridicule. Enfin en tous cas, pour moi, je suis sensible à la poésie chez les autres ; je trouve qu’il y a une puissance poétique chez Hergé. Enorme, énorme ! Chez Jacobs aussi. Blake et Mortimer, c’est de la poésie, vraiment. Donc, non, vraiment, c’est une envie de reformuler à ma manière ce que je ressens à la lecture des bandes dessinées de mes prédécesseurs.

C’est justement ce que l’on recherche à retrouver chez toi au sein de tes publications. Merci, donc, pour tout cela.

La mer à Boire