interview Bande dessinée

Eric Borg

©Casterman édition 2012

Fondateur du magazine gratuit Zoo, réalisateur et producteur de film, scénariste pour le cinéma, la BD et ancien critique, le touche-à-tout Eric Borg s’était fait remarquer en 2009, au moment de la sortie du premier tome de Rocher Rouge, par un style vif redoutable d’efficacité, révélant un sens du suspense et une maîtrise bluffante du découpage narratif. Comme on a beaucoup aimé ce second tome, toujours aussi sanguinolent et inquiétant (peut-être un troisième ?), on a voulu savoir comment on en était arrivé là. Le plus court chemin, c’était de demander à l’intéressé son petit secret. C’est parti !

Réalisée en lien avec l'album Rocher rouge T2
Lieu de l'interview : le cyber-espace

interview menée
par
4 juillet 2012

Bonjour Eric ! Comment te présenterais-tu (auprès d’un lecteur qui ne te connait pas) ? Comment en es-tu venu à faire de la BD ? Ton parcours ?
Eric Borg : J’ai été un lecteur passionné de BD depuis l’enfance jusqu’à mes 20 ans. J’en lisais des tonnes, les classiques franco-belges mais aussi les petits formats italiens comme Blek et Zembla, les super-héros avec la revue Strange. Puis j’ai suivi toute l’émancipation de la BD qui a commencé avec le journal Pilote, puis Fluide Glacial, Métal Hurlant, l’Echo des Savanes et A Suivre… Mes auteurs préférés étaient alors Moebius, Serge Clerc, Ted Benoit, le regretté Chaland disparu si jeune, Margerin, Denis, Veyron, Rochette, Got, Pétillon, Crumb… mais aussi et surtout Hugo Pratt. Puis j’ai complètement arrêté d’en lire et je m’y suis remis plus tard, par un biais professionnel. A la fin des années 90 et début des années 2000, j’ai été éditeur de presse magazine et j’ai © Eric Borgeu l’idée de créer, avec Jérémy Fraise, un magazine gratuit sur la BD qui s’appelait et s’appelle toujours Zoo (mais je n’y travaille plus depuis). A cette occasion j’ai redécouvert la BD, de nouveaux auteurs passionnants, le manga… A côté de ça, j’étais attiré par la création : le dessin, la musique, l’écriture, que j’ai toujours pratiqués en amateur éclairé. Il y a trois ans, l’envie a été trop forte d’en faire mon métier. Ce qui me semblait le plus évident pour moi était le scénario, avec deux possibilités : le cinéma et la BD. Le cinéma demande plus de temps et des moyens financiers importants. En trois ans j’ai pu mener à bien deux courts métrages seulement, qui sont à peine terminés. Mes projets de longs métrages se sont concrétisés beaucoup plus vite en bande dessinée, ça a donné Rocher Rouge 1 et 2, Sidi Bouzid Kids, Crematorium (à paraître en août)…

Rocher Rouge était-il prévu en diptyque ou est-ce une commande suite au succès du 1er tome ?
EB : A la fin de l’écriture de Rocher Rouge j’ai pensé immédiatement à une suite, donc à un diptyque avec possibilité de triptyque… suggéré par la fin du tome 2. Mais je ne sais pas si ce troisième (et dernier) tome verra le jour.

Ressentais-tu plus de pression après l’accueil élogieux du premier tome ?
EB : Non, ou alors une pression très agréable. Les très bonnes critiques du tome 1 m’ont vraiment encouragé et motivé dans mon travail d’écriture. Un travail qui est un plaisir avant tout. L’exigence, je l’ai à chaque fois, à chaque nouveau scénario, même sans attente extérieure, ne serait-ce que pour convaincre mes deux premiers lecteurs : mon dessinateur et mon éditeur… après surtout m’être convaincu moi-même !

Pourquoi Michaël Sanlaville n’a-t-il pas rempilé pour le second tome ? Question de timing ?
EB : Michaël était alors pris par un gros travail dans l’animation qui allait lui prendre plus d’une année. Il devait enchaîner sur le Fléau vert, son nouvel album, qui vient tout juste de sortir…

Comment est née l’idée de travailler avec Renart ?
EB : J’ai cherché assez longtemps un dessinateur pour remplacer Michaël. J’ai fait faire des essais de la scène d’ouverture de l’album par plusieurs dessinateurs qui ne m’ont pas convaincu. C’est en voyant une scène assez gore dans Succube que j’ai pensé à Renart. J’avais suivi son travail avec attention depuis Planète Neptune et je trouvais que son dessin collait bien à cet album. Autant au nouveau regard que je voulais apporter sur les deux personnages principaux, qu’au genre d’horreur qu’il fallait mettre en scène ici, plus « tripale» que dans le tome 1, où elle était plus codifiée et stylisée.

Comment avez-vous travaillé ensemble ?
EB : Nous avons travaillé par échanges de mails car nous n’habitons pas la même ville. Je lui envoyais des séquences de scénario de 10 à 15 pages avec les indications de découpage, de cadrage, il me retournait les story-boards, en respectant mes indications ou en proposant éventuellement d’autres possibilités, et nous choisissions par mail l’option définitive. Il passait ensuite à l’encrage des noirs. Il a commencé la couleur après avoir encré à peu près la moitié de l’album. Ça a été un plaisir de travailler avec lui, je suis très content du résultat.

© Eric Borg

T’es-tu inspiré de quelque chose en particulier (série, film…) pour la réalisation du second tome ? On sent un art maîtrisé du découpage, du rythme, du suspense, très ricain dans la forme…
EB : Je n’ai pas conscience de ce qui m’a inspiré plus particulièrement… Mon cerveau est une sorte de mixeur, tout ce qu’il ingurgite est immédiatement broyé et mélangé à tout le reste, ce qui fait que j’oublie très vite les films que j’ai vus. Je peux revoir ainsi mes DVD avec plaisir ! Ce que je peux dire, c’est que je voulais aborder l’aventure et l’horreur dans ce second tome par le biais de la vengeance et de la politique mafieuse.

L’accueil critique a été unanime sur le 1er tome… un peu moins apparemment sur le deuxième, la faute notamment à un cliffhanger « facile », pour certains : violence gratuite, trop gore… Qu’en penses-tu ?
EB : Je n’ai pas lu beaucoup de critiques encore sur cet album, à part la vôtre qui est plutôt bonne. Je suis bien sûr impatient d’avoir d’autres retours. C’est une erreur de voir la fin comme un cliffhanger. La vraie fin de l’album se trouve à la page 117. La page 118 doit se lire différemment, extérieurement à l’album. C’est une sorte de bonus qui permet d’envisager un tome 3 mais pas comme avec un cliffhanger. Là où le cliffhanger, souvent facile, laisse planer une menace, ici nous détendons plutôt l’atmosphère. Mais effectivement on peut, au second degré, imaginer un tas de choses. Concernant la violence, j’estime qu’elle n’est jamais « gratuite ». En tout cas, ici, pas du point de vue scénaristique. Qu’elle le soit d’un point de vue moral, vis à vis des personnages eux-mêmes, c’est autre chose. Une suite est toujours un exercice très délicat. Pour ma part je suis très content de ce que nous avons réussi avec cet album. Personnellement je le préfère au premier tome. Je trouve qu’il a une dimension humaine plus forte, grâce au personnage du père d’Eva qui m’a beaucoup touché.

Concernant une autre sortie récente : pourquoi as-tu eu envie de faire Sidi Bouzid Kids ? Tes origines ?
EB : Oui, je suis né en Tunisie et y ai vécu 10 ans. J’y suis retourné de nombreuses fois et ai beaucoup d’amis tunisiens. Ma compagne d’alors était native de Sidi Bouzid, je me suis senti d’autant plus concerné par le sujet. J’ai vécu pendant un mois pratiquement coupé du monde, branché 24 heures sur 24 sur ce qui se passait là-bas. C’était tellement passionnant et incroyable, notamment avec la fuite de Ben Ali, que je ne voyais pas alors d’autre sujet plus évident pour moi à ce moment-là… Et je me sentais aussi très bien placé pour le traiter.

As-tu d’autres envies ? Des adaptations cinéma de tes BD ?
EB : Ça c’est certain… Des adaptations que j’aimerais réaliser. Notamment le tome 1 de Rocher Rouge. J’ai commencé à l’écrire, plusieurs versions déjà, mais il faut du temps pour m’éloigner de la BD, pour me détacher de la littéralité de l’album et essayer d’en retirer « l’influx vital », d’en retenir uniquement la colonne vertébrale, pour construire un projet cinématographique dont la chair sera foncièrement différente. Il y a un gros travail sur le réalisme, la temporalité, les dialogues. Paradoxalement, je souhaite éliminer ce qui pouvait être qualifié de « cinématographique » dans le découpage, les cadrages de la BD, et aborder l’adaptation sur un mode plus lent, plus intérieur…

Plus généralement, qu’est-ce que tu cherches à générer, susciter chez le lecteur à travers tes albums ?
EB : S’il y a au moins une chose que je cherche à faire, c’est combattre l’ennui, accrocher l’attention du lecteur et de ne pas la lâcher jusqu’à la fin. C’est le minimum syndical. Combien d’albums me tombent des mains au bout de 40 pages… alors qu’ils en comptent 100, 200… ou 400 (c’est la mode des pavés). Quel gâchis de papier !

Quels sont tes projets à long terme, ainsi que les albums / séries sur lesquel(le)s tu travailles actuellement ?
EB : En BD, j’ai un projet de série d’anticipation politique avec Pierre-Henry Gomont avec qui je viens de faire Crematorium (à paraître en août chez KSTR) et un projet « Erotic Fantasy » avec un dessinateur roumain. Plus peut-être un tome 3 de Rocher Rouge… qui sait ? J’aimerais bien aussi développer, avec Michaël Sanlaville, un travail commencé par une histoire courte qui s’intitule Mémel et Kwamba (à lire sur Delitoon.com). Une BD qui se passe en Afrique, avec des enfants qui s’initient à la vie en faisant plein de bêtises… et qui n’est justement pas destinée aux enfants, enfin pas aux plus jeunes ! J’aimerais bien aussi retravailler avec Renart, mais je n‘ai pas de projet précis avec lui. En cinéma je finis l’écriture d’un court métrage de suspense et d’horreur et vais reprendre l’écriture de l’adaptation de Rocher Rouge 1.

Pourquoi avoir fondé Zoo et pourquoi avoir arrêté ? Quelle est sa fonction et son impact, aujourd’hui ?
EB : L’édition de magazine était une autre vocation. J’ai créé plusieurs revues culturelles, ça a été mon métier pendant près de 10 ans. Concernant Zoo, j’ai tout simplement voulu réunir deux passions : la presse et la BD, et fait le pari qu’un journal gratuit pouvait être beau, intéressant, indépendant… et viable économiquement ! Pari qu’ont repris et que continuent de gagner Olivier Thierry et son équipe rédactionnelle, dont une grande partie est présente depuis le début. J’ai arrêté Zoo pour passer du côté de la création, ce qui me titillait depuis trop longtemps… J’ai l’impression que l’impact de Zoo n’a cessé de grandir depuis et j’en suis très heureux. C’est beau de voir son « bébé » grandir…

Lis-tu beaucoup de BD ? Tes coups de cœurs récents ? Tes influences ?
EB : Je lis beaucoup moins de BD depuis que j’ai arrêté de travailler dans la presse BD et que je fais de la BD… Je suis en train de lire les Chroniques Diplomatiques tome 1… C’est dire mon retard !

Tu es aussi critique, ton regard sur la production actuelle et l’évolution de la BD ?
EB : Je ne suis plus critique depuis 2007… Je ne me sens pas compétent pour répondre à cette question.

Si tu avais le pouvoir cosmique de pénétrer dans le crâne d’un autre auteur (pour comprendre son art, ses ficelles, son génie…), tu irais voir chez qui et pour y trouver quoi ?
EB : Osamu Tezuka sans doute, pour y trouver quoi ?... Son secret !


Merci Eric !

© Eric Borg

© Eric Borg

© Eric Borg