Les scénarii de Jean-Luc Cornette se caractérisent par une fantaisie narrative, qui trouve depuis quelques temps son pendant adéquat à travers le graphisme jovial de Michel Constant. Depuis leur rencontre, plus rien ne sépare les deux auteurs : ils font montre d’une complicité sincère et prolifique, à la recherche de l’harmonie « graphico-narrative » parfaite. Pour la sortie du Centre du Nowhere t.2, les bédiens ont interviewé ce mystérieux « Jean-Luchel Constornette »…
interview Bande dessinée
Jean-Luc Cornette et Michel Constant
Bonjour Jean-Luc Cornette et Michel Constant !
Pour commencer, Jean Luc, dans tous tes scénarios, tes idées sont totalement biscornues. Ou est ce que tu vas chercher tes idées ?
JL Cornette : Je ne vais pas les chercher, je pense qu’elles viennent toutes seules. J’ai fait quelques livres et il y a des thématiques récurrentes d’un album à l’autre même si je suis dans des univers et des styles graphiques très différents selon les dessinateurs. Je me suis rendu compte qu’il y a des choses qui revenaient toujours chez moi. Il y a entre autre toujours un décalage vers le fantastique, mais très léger ; ça peut être aussi un peu poétique, ça peut être très cru aussi. Ces aspects-là, je les analyse après. Quand j’écris une histoire, je réfléchis un peu, ça me vient dans un demi-sommeil ; ça part d’un rêve, d’une idée ou en discutant avec le dessinateur et en lui demandant de quoi il veut parler. On lance des pistes et les choses commencent à se mettre en place. Souvent, je les laisse mijoter un bout de temps, elles se raccordent d’elles-mêmes et lorsque je me mets devant l’ordinateur, le scénario est à peu près terminé dans ma tête. Au moment où je le tape, je précise le dialogue et je reviens en avant et en arrière pour tout remettre en place et structurer. Mais l’idée même vient peut-être de ma culture, des choses que j’ai vues au cinéma, en littérature, en BD, ça vient peut être de mon regard sur le monde. Je ne sais pas dire, c’est ma façon de penser…
Tes scénarios ne sont pas forcément fantastiques en soi, c’est surtout leur vision qui l’est.
JL Cornette : Oui, quand je dis qu’il y a du fantastique, ce n’est pas spécialement des histoires de vampire... Je pense que la touche de fantastique que je mets dans mes récits permet de ne pas savoir si c’est vrai ou si c’est faux. Chacun peut penser ce qu’il veut. Quand dans Central Park je mets un ours polaire à la place d’un humain, je pense que si j’ai bien réussi et que le dessinateur a bien réussi à l’interpréter, les gens vont le lire et vont trouver ça normal. Pourtant il n’est pas dit que c’est un livre fantastique même si il y a quelque chose d’anormal.
Quelle est la part de Michel Constant dans les scénarios de Jean Luc Cornette ? Comment vous êtes-vous trouvés tous les deux ?
JL Cornette : C’est d’abord parti d’une envie de travailler à deux, sans pourtant avoir de projet. On se connaissait depuis quelques années ; j’appréciai son travail, il appréciait le mien ; je n’avais pas encore de références en tant que scénariste de BD et il m’a fait confiance. Premièrement, il m’a invité chez lui, ce qui était plutôt sympa, tous les dessinateurs ne le font pas… Et là, il m’a servi, tenez-vous bien, 3 Jupiler ! Dans son atelier, on a feuilleté des livres qu’on apprécie tous les deux et on s’est aperçu qu’on avait tellement de références en commun qu’on ne pouvait que s’entendre. On s’est mis d’accord pour faire une histoire à New York un peu déjantée. Il m’a donné des éléments de ce qu’il avait envie de dessiner graphiquement et de ce qu’il avait envie de voir dans la narration. En tout cas, je trouve que Michel est un auteur complet ; il ne fera jamais de projets « sur commande ». Je lui envoie les scénarios et le découpage ; il m’envoie les crayonnés et je redécouvre la BD notamment avec les expressions des personnages.
Michel Constant : L’intérêt final n’est pas de savoir quelle est la part de qui. Une bonne BD est celle qui paraît réalisée, pour les lecteurs, par une seule personne. Ce qui se passe avec Jean-Luc, c’est que je n’ai pas l’impression de travailler sur quelque chose de stéréotypé ou de formaté pour un type de public particulier. C’est véritablement la symbiose de nos deux envies mélangées de faire une histoire. Il a la franchise de lancer une idée de départ sans arrière-pensée (par rapport à l’éditeur qui pourrait adopter l’histoire) et mon attitude face à son scénario change et ça commence à devenir de plus en plus profond parce qu’on se connaît mieux. Au centre du Nowhere, c’est un projet sur lequel il avait travaillé il y a longtemps et que j’ai repris. Sur Red River Hotel, c’est quelque chose qu’on a vraiment pensé à deux, quelque chose qui est né dans des discussions de soirées et de bars. Pour Au centre du Nowhere, il avait prévu un One-shot, mais ça m’a tellement emballé que je me suis dit que ça pouvait devenir une série et le dessin a suivi d’une manière complètement naturelle. Jean-Luc s’occupe de la partie technique du scénario : dialogues, nombre de cases… mais il me laisse quand même une grande liberté au niveau du découpage. Le but, c’est qu’il y ait une osmose entre le texte et les dessins. Moi, je réagis tout de suite visuellement quand je vois quelque chose ; plus les choses sont claires dans ma tête quand je lis et plus ça sera facile de le faire graphiquement et naturellement.
JL Cornette : Certes, je suis la personne qui écrit le scénario et il est la personne qui dessine. Mais au-delà de ça, Michel est un auteur complet. Il ne fera jamais dans sa vie du dessin « de commande ». Même s’il n’est pas le scénariste du Nowhere, il n’en est pas moins un auteur complet sur cette série. Je le remarque vraiment chez lui grâce à notre mode de fonctionnement. En fait, il m’envoie régulièrement par la poste, par lots de 5 ou 10 planches, ses crayonnés sur mon scénario et quand je les découvre, je ne lis plus mon scénario, je lis la BD, c’est autre chose. Il porte plus loin ce que j’écris. Il est très fort sur les expressions des personnages. Il me surprend et parfois j’éclate de rire ! J’ai beau me dire que ce sont mes propres blagues, que ça ne se fait pas de rire à ses propres blagues…
Et que s'est-il passé sur Red River Hotel, justement, pour que la série s’arrête aussi brusquement ?
Michel Constant : Et bien justement, il ne s’est rien passé du tout commercialement ; et il n’y a pas eu non plus de problème scénariste/dessinateur. Rien ne dit que ça ne pourrait pas rebondir, j’aime bien les personnages. On avait prévu un jeu de chassé-croisé – un exercice que Jean-Luc maîtrise parfaitement – qu’on n’a pas eu l’occasion de mettre en place. Il y avait tout un microcosme qui ne demandait qu’à s’enrichir. C’est un projet qui avait besoin de plusieurs tomes pour s’installer. C’est dommage.
Vous regrettez d’avoir signé chez Glénat ?
Michel Constant : Non… On ne sait pas trop à qui revient la faute. Nous ? Glénat ? Le public ? la mayonnaise n’a pas pris et c’est tout. Aujourd’hui, ça ne me dérange pas de rebondir sur d’autres choses. Maintenant, si un jour Glénat me demandait de reprendre Red River, j’en parlerais à Jean-Luc mais, moi, je ne dirais pas non. On n’a pas de rancœur.
JL Cornette : De toute façon, on ne regrette jamais de signer avec un éditeur. Chacun fait son métier, nous, on sait qu’on le fait bien, sincèrement, à fond. Si les BD sont mal portées d’un point de vue commercial, on a tendance à dire que c’est un mauvais mariage… Il vaut peut-être mieux arrêter dans ces conditions. Pour Au centre du Nowhere, on a signé dans une famille qu’on ne connaissait pas, Le Lombard, où l’on trouve beaucoup de tendresse et où l’on se trouve très bien ! Je suis le premier étonné car je ne pensais jamais travailler là un jour avec ce que je fais. Mais encore une fois, si on peut rebondir sur Red River chez Glénat ou ailleurs, on le ferait. Depuis quelque temps, on y pense moins car on est plus concentrés sur Au centre du Nowhere.
Jean-Luc, tu n’es jamais déçu du travail de Michel ?
JL Cornette : Non, c’est même de mieux en mieux, même si ça peut paraître impossible.
Michel Constant : Le but de notre métier est de faire un bouquin avec le plus d’honnêteté possible. Faire plaisir au public est pour moi la meilleure des récompenses. Du coup, on n’a pas d’ego mal placé. Il y a beaucoup d’écoute entre nous et l’on est très francs l’un envers l’autre. Le fait d’être amis avant ce projet facilite la chose. Dans Red river, il y a même un lecteur qui nous a dit avoir eu l’impression que ça avait été réalisé par une seule personne. C’est une des meilleures critiques que j’ai jamais reçues.
JL Cornette : Le but est de faire des planches les plus lisibles, les plus efficaces possibles. Par exemple, je travaille aussi avec Stéphane Oiry sur Les passe-murailles. Au départ, ça se construit un peu de la même façon qu’avec Michel, mais comme ce sont des histoires plus compliquées et courtes, presque immobiles, il change beaucoup de choses dans mon texte. En plus, l’éditeur (les Humano) est presque aussi un troisième auteur. Selon le projet, et selon l’expérience et le ressenti des dessinateurs, on travaille différemment. Avec Michel, sur le Nowhere, on travaille vraiment à deux. A l’opposé, je travaille aussi en ce moment avec Karo, une dessinatrice débutante, pour Câlinée sous X une nouvelle série chez Carabas, et là je lui commente derrière son épaule case par case les petits défauts… Elle apprend, elle n’a pas du tout le même niveau que Michel qui a 16 albums derrière lui ! Au final, quel que soit l’ouvrage, rien n’aura été bâclé, ou négligé et c’est là le principal.
Est-ce que le Nowhere est une métaphore de quelque chose ?
JL Cornette : Le Nowhere est une métaphore des USA. On a voulu faire de « faux » USA : que tout fasse penser aux USA sans que ça soit les USA. Comme on l’avait déjà fait dans Red River Hotel avec New York. En tant que scénariste, je me documente très peu : tout vient de ma tête. Tout ce que je peux raconter sans l’avoir vécu me semble faux. Par exemple, dans un de mes futurs projets, je vais parler d’un endroit qui ressemble au Vietnam, mais je ne me sens pas autorisé de faire un album qui parle du Vietnam. Ça se passe dans une vision du Vietnam que j’ai.
Michel Constant : Le second degré sert également de décor un peu burlesque. On a caricaturé un peu des bouts d’USA, avec nos morceaux de cultures personnels, parce que ça nous amuse. Mais cela reste du second degré sans prétention. On n’est pas des spécialistes des USA.
JL Cornette : Ça n’est ni une critique, ni une parodie, ni un hommage aux Etats-Unis. C’est juste une ambiance qui nous plaît.
Il y aura combien de tomes pour le Nowhere ?
JL Cornette : 5 tomes avec des temps décalés, très archétypaux et très graphiques, avec plusieurs époques : le tome 2 se passe sous la prohibition, le tome 3 dans années 50, puis les années 70 et enfin à l’époque actuelle.
Jean-Luc : la part de psychanalyse est très forte à travers les personnages que tu orchestres, non ? Jusqu’à leur donner des têtes d’animaux parfois (cf. le drosera géant…)
JL Cornette : Dans mon écriture, ma documentation est ma vision des personnages. Je me cache derrière mes personnages. Dans Jean-Polpol, par exemple, un journaliste avait écrit que c’était autobiographique. Je me suis permis de l’appeler parce que c’était un copain : il avait donné une interprétation qui était le contraire de mon intention.
Si vous étiez des bédiens, quelles seraient les BD que vous aimeriez faire découvrir aux terriens ?
Michel Constant : Tout Wil Eisner… Isaac le pirate de Blain…
JL Cornette : Ou plus classique : Le combat ordinaire, Le retour à la terre, La ballade de la mer salée de Pratt.
Michel Constant : Et peut-être le sommet : Le juge de Morris (Lucky Luke).
JL Cornette : Et aussi les 9 premiers Schtroumpfs et les 13 premiers Johan et Pirlouit !
Si vous aviez le pouvoir cosmique de vous téléporter dans le crâne d'un autre auteur de BD, chez qui auriez-vous élu domicile ?
Michel Constant : Will Eisner, si on avait une potion pour le ressusciter.
JL Cornette : Morris, quand il faisait le Juge. Ou Manu Larcenet aussi, car il sait tout faire. Mais je ne prendrais que le talent et je laisserais le corps !
Merci à tous les deux !