Fou-furieux du dessin (350 planches par an !), le britannique Sean Phillips connait en juin 2007 une double actualité en France. En effet, sortent conjointement chez Delcourt le one-shot 7 PSychopathe (sur un scénario génial du non moins sublime Fabien Vehlmann), premier album de la nouvelle collection « 7 » de l'éditeur, ainsi que le 1er volet en petit format (comics) d'un thriller au long cours : Criminal. Voilà largement de quoi mériter une petite interview...
Un grogros merci à Nicolas Labarre pour la retranscription !
interview Bande dessinée
Sean Phillips
Réalisée en lien avec l'album 7 Psychopathes
Bonjour Sean Phillips. Pour commencer l’interview, peux-tu te présenter, parler de ta vie ?
Sean Phillips : Toute ma vie ? J’illustre des bandes dessinées professionnellement depuis 27 ans. J’ai commencé quand j’avais 15 ans, sur des bandes dessinées britanniques pour jeunes filles, et j’ai continué pendant 10 ans avant de commencer à travailler pour les américains, en dessinant Hellblazer et pas mal de choses pour le label Vertigo. Sept Psychopathes est mon premier album européen.
C’est le premier travail que tu publies en France ?
Sean Phillips : Oui, le premier travail original, mais il y a eu des traductions de Criminal et aussi de quelques comics Marvel.
Combien de comics as-tu dessiné ?
Sean Phillips : Des centaines. Il y a 22 pages de bande dessinée dans un comic book américain, et j’en fais environ cinquante par an, depuis 20 ans. Environ 350 pages par an.
Combien de temps as-tu travaillé sur Sept Psychopathes ?
Sean Phillips : Je faisais environ 4 pages par semaine, donc seize semaines, quatre mois pour tout dessiner. Mais c’était lent, pour moi. Je fais à peu près 6 à 8 pages par semaine, pour des comics américains, mais il y a moins de cases. Quand vous faites un album européen, vous adoptez la technique européenne, qui est beaucoup plus complète, il y a beaucoup plus de détails, plus d’image sur chaque page, chaque case doit avoir un décor. De grandes exigences, et des façons totalement différentes de raconter des histoires.
Comment as-tu commencé à travailler pour Delcourt ?
Sean Phillips : Par accident. Il y a deux ans, j’étais à une convention de bande dessinée et j’ai déjeuné au restaurant avec un des collaborateurs de Delcourt. Il m’a proposé de faire un album européen pour Delcourt. J’ai accepté, et voila.
Donc tu n’as jamais rencontré Fabien Vehlmann ?
Sean Phillips : Non (rires). Son scénario a été traduit en anglais, et j’ai travaillé là-dessus.
Tu as apprécié son scénario ?
Sean Phillips : Oh oui, c’était amusant, et c’était très bon. J’étais heureux de le dessiner. Fabien a fait du très bon travail.
Tu es prêt à en faire un autre avec lui ?
Sean Phillips : Hmm, oui. Je suis toujours ouvert aux propositions.
Es-tu prêt à faire d’autres travaux pour Delcourt, en France ?
Sean Phillips : Ils me l’ont demandé, et j’ai répondu que ça dépendrait de l’histoire, mais pas avant l’an prochain. J’ai Criminal et les Marvel Zombies à dessiner cette année.
Comment est-ce que tu travailles, comment est-ce que tu dessines ?
Sean Phillips : Je commence par faire des petites vignettes, de cinq-six centimètres de haut, pour travailler l’enchaînement des cases, la façon dont je vais raconter l’histoire. Puis je rassemble les sources, particulièrement pour Sept Psychopathes, où il a fallu que je fasse des recherches pour les costumes, les véhicules ou l’architecture de cette période. Beaucoup de recherches donc, et quand j’ai rassemblé tout cela, je me prends en photo pour les personnages. Ensuite, je dessine.
Tu utilises un crayonné ?
Sean Phillips : Mes crayonnés sont très imprécis. J’utilise un feutre bleu plutôt qu’un crayon, et mes crayonnés sont petits, bruts, informels. Je peaufine beaucoup de choses à l’encrage. Je n’aime pas repasser sur ce que j’ai fait, sinon vous refaites deux fois la même chose.
Tu utilises des modèles ?
Sean Phillips : Je me prends beaucoup en photo, mais dans Criminal, il y a une femme aux cheveux longs, et c’est mon fils de seize ans qui a posé pour le rôle. Il a les cheveux qu’il faut, alors il joue cette femme de trente ans. Mon fils aîné joue la mère, et lui la fille.
Et le héros ?
Sean Phillips : Ça, c’est moi. Je prends des libertés artistiques (rire). Tous mes héros me ressemblent un peu, je ne peux pas m’en empêcher.
Il y a un gros travail sur l’ombre, les encrages. Est-ce que tu vois tout de suite les zones qui seront noires, celles qui seront dans l’ombre ?
Sean Phillips : Je vois ce que vous voulez dire. Ça vient naturellement. Dans les comics américain, le dessin et l’encrage son séparés, mais je viens de la bande dessinée britannique, où vous faites tout vous-même. Quand j’ai commencé à faire des comic books américains, j’ai pris en charge dessin et encrage, mais pas la couleur. Je n’ai jamais aimé le travail de colorisation. J’ai tendance à tout dessiner sans penser aux couleurs. Je fais tout en noir et blanc, puis je me demande comment utiliser la couleur pour soutenir l’histoire. Pour ça, vous avez besoin d’utiliser beaucoup de noir, pour différencier le premier et l’arrière-plan et tout ce genre de choses. Ça vient comme ça, je n’y peux rien. Et puis de temps en temps, le noir me permet de cacher des choses que je ne sais pas très bien dessiner.
Tu as déjà travaillé dans l’animation ?
Sean Phillips : Non, j’ai fait un peu de storyboarding quand j’ai commencé, pour la publicité. J’ai un peu travaillé pour le cinéma ensuite, en post-production. Mais alors vous n’êtes qu’un mercenaire, tout le contraire des bandes dessinées que je fais maintenant, et en particulier Criminal, où je peux tout contrôler. Je ne fais pas la couleur, mais je choisis le coloriste et je vérifie chaque page de son travail en indiquant ce que je veux ou pas. Je conçois entièrement le design, de la mise en page de la couverture au logo. Je suis un acharnée du contrôle, et c’est ce qui ne me donne pas envie de faire de l’animation. Dans l’animation, vous n’avez pas le contrôle, et pour commencer, vous ne signez pas l’œuvre…
Peux-tu nous parler un peu de Criminal ?
Sean Phillips : Pour Criminal, nous racontons deux histoires par an. Celle en cours est centrée sur un nouveau personnage, mais Leo (le héros du premier récit) fera son retour dans la troisième. Nous faisons une pause entre les deux. Je peux dessiner 10 numéros de Criminal par an, ce qui me laisse le temps de faire cinq autre numéros de comic books par an, environ 100 page, ou le temps de faire autre chose, comme un album européen.
Tu n’as jamais eu envie d’écrire tes propres scénarii ?
Sean Phillips : Non, pas vraiment. J’ai toujours eu la chance de choisir les auteurs avec lesquels je travaille, et il y a toujours beaucoup de bonnes histoires à illustrer. J’avais fait quelques pages dans des comics britanniques, mais je préfère dessiner. Et puis, quand je travaille sur une série mensuelle comme Criminal, je ne sais pas ce qui va se passer ensuite. Je reçois le script du premier épisode, et je ne connais pas la suite. C’est beaucoup plus agréable que de recevoir un script de 100 pages en sachant que je vais passer les six mois suivants à dessiner quelque chose de vraiment difficile. Ce n’est pas ce que je veux faire. Je préfère avoir la surprise, approcher l’histoire de la même façon que le lecteur.
Est-ce que tu as besoin de vous sentir en harmonie avec le scénariste ?
Sean Phillips : Ça aide. Nous avons beaucoup travaillé ensemble, Avec Ed Brubaker, et nous sommes devenus presque amis, ce qui aide évidemment. Mais je dessine souvent des bandes dessinées sans connaître les scénaristes, pour des gens qui me l’ont demandé. Il y a toujours quelque chose à prendre. Même si le sujet ne me passionne pas personnellement, j’y trouve mon intérêt, ne serait-ce que dans l’acte physique du dessin. Je n’ai pas besoin d’une relation personnelle avec le scénariste, mais c’est évidemment plus agréable.
Y’a-t-il quelqu’un avec qui tu aimerais travailler ?
Sean Phillips : Quelqu’un avec qui je n’ai pas encore travaillé ? Non, pas vraiment. Je lis surtout des comics américains et britanniques, peu de bande dessinée européenne, je dois l’admettre. Parmi les Américains, Dan Clowes (Ghost world) ou Peter Bagge (Hate), mais ils illustrent tous les deux ce qu’ils écrivent, c’est donc assez peu vraisemblable. Ils ne font plus tellement de comics, d’ailleurs. J’ai déjà travaillé avec la plupart de ceux avec qui je souhaitais le faire.
Est-ce qu’il est financièrement intéressant de faire des bandes dessinées européennes ?
Sean Phillips : Pour le moment non, mais ça peut changer en fonction du nombre d’exemplaires vendus. Pour un comic book américain, il n’y a pas tant de travail, et les tarifs sont nettement plus élevés. Cet album va me rapporter à peu près autant d’argent, mais il m’a pris deux fois le temps habituel. Ça n’a pas franchement d’importance, je ne meurs pas de faim, alors…
Est-ce que ce serait une forme de consécration de voir tes œuvres adaptées au cinéma, à la télévision ?
Sean Phillips : Bien sûr. Tout le monde aimerait que ça lui arrive. Mais si ça se produit, et quelque soit la qualité du résultat, peu importe, puisque la bande dessinée d’origine est encore là. Nous avons eu des contacts pour une adaptation au cinéma de Criminal, nous sommes au milieu des négociations. Si ça se produit, c’est génial, sinon… Je n’ai pas l’ambition de m’échapper du milieu de la bande dessinée, je suis heureux d’en faire. Si quelqu’un veut en faire un film et me donne assez d’argent, je continuerai quand même à faire de la bande dessinée.
On a pris contact avec moi ce week-end, quelqu’un qui a vu Criminal, aime le style, et voudrait faire un dessin animé. On m’a proposé de devenir le graphiste principal (« lead artist ») sur le projet, et je vais peut-être accepter. Je n’ai pas vraiment le temps, mais si on me propose assez d’argent, je le ferai peut-être.
Quelles sont tes influences ?
Sean Phillips : En un sens, toutes les bandes dessinées que je lis. J’ai tendance à préférer des dessinateurs un peu plus artistes, aux graphismes un peu plus bruts, des gens comme Mike Mignola (Hellboy), Kent Williams (Blood), José Ortiz (Hombre, Burton et Cyb) ou Toppi. Des gens qui dessinent vraiment très bien.
Quel est ta bande dessinée préférée, celle que tu emmènerais sur une île déserte ?
Sean Phillips : Ma bande dessinée favorite est Hellboy, pour le graphisme. Je ne les lis pas vraiment mais je les achète pour les feuilleter en me disant « pourquoi est-ce que je n’arrive pas à dessiner comme ça ? ». Sinon, les 100 premiers numéros de Spiderman sont dans mes choses favorites, mais j’achète surtout des bandes dessinées pour leur graphisme, jamais à cause du scénariste.
Qui serais-tu, si tu pouvais être dans la tête d’un autre auteur, comme dans Dans la peau de John Malkovich ?
Sean Phillips : Parfois, je vois le travail de quelqu’un d’autre, et je me dis que je vais essayer de faire pareil. En fait, j’y arrive pendant deux pages, et puis mon propre style revient, même malgré moi. J’ai encré le travail d’autres auteurs ces deniers temps, et je suis toujours fasciné de voir comment les autres dessinent, comment ils travaillent, ce qu’ils font, comment ils organisent leurs pages pour raconter leurs histoires. J’aime toujours voir les crayonnés des autres, ou les esquisses, les travaux inachevés plutôt que les produits finis. J’ai encré pas mal de comics sur les crayonnés d’autres auteurs, et j’apprends toujours quelque chose en voyant ce qu’ils font.
Thank you very much, Sean !