interview Bande dessinée

Fabien Vehlmann

©Dargaud édition 2004

Jeune scénariste, Fabien Vehlmann étonne les bédiens par la diversité des genres dont sont issues ses histoires. Systématiquement passionnants, les récits qu'il manigance font également preuve d'une certaine maturité. Pour percer le mystère, nous sommes allé tâter la bête, dans l'une de ses antres, lors du festival d'Angoulême. Résultat : figurez-vous que c'est un type tout à fait normal, sauf qu'il est sincère et carrément sympa.

Réalisée en lien avec l'album La nuit de l'inca T2
Lieu de l'interview : Angoulême

interview menée
par
13 mars 2004

Humour noir avec Green Manor, policier-historique avec Le Marquis d'Anaon, "roman graphique" avec La nuit de l'inca, Science-fiction avec Des lendemains sans nuage ou Ian... Tu abordes des genres et des modes narratifs très différents. Y-a-t-il un point commun à toutes les BD que tu scénarises ?
Fabien Vehlmann : Le point commun à toutes mes BD, c'est l'envie d'écrire une bonne histoire. Mais au départ, je ne cherche pas de point commun évident. Je ne cherche pas à être reconnu à travers mes histoires. J'ai juste envie d'écrire de bonnes histoires, après, j'y arrive, j'y arrive pas... tout dépend des tentatives. Je me suis rendu compte après coup qu'il y a des thèmes récurrents notamment la partie morbide. Même dans Samedi et dimanche, une série plus humoristique, il est question d'un petit piaf mort à un moment. Dans la nuit de l'inca, la mort est même le thème principal. Dans le Marquis d'Anaon, les " anaons ", ce sont les âmes en peine. Jean-Baptiste Poulain est un type qui fait parler les morts de la même manière qu'un médecin légiste fait parler un cadavre. Ce côté morbide est très présent dans mes scénarios, dans ce côté policier que j'apprécie. Dans Ian, la mort est également présente à travers la réaction du robot quand quelqu'un meurt devant lui. Bon, c'est comme ça, ce n'est pas un point commun voulu. D'un côté c'est en moi, donc je ne le renie pas, mais je n'ai pas cherché à dire "je suis Vehlmann, je suis morbide". Maintenant que j'ai réalisé que ça venait de manière récurrente, j'essaie de tempérer ce côté. J'espère que le dénominateur commun à toutes mes BD est qu'elles sont bonnes. Mais je ne m'attends pas à ce que quelqu'un qui aime une de mes BD les aime toutes, sauf exception comme sur planetebd :) ! Je suis ravi d'y avoir des notes assez cohérentes mais je ne serai pas surpris si par exemple tu en aimais une plus qu'une autre qui ne serait pas du tout ton genre. Ce qui m'intéresse moi, c'est de toucher un maximum de genres possibles tant que les éditeurs m'autoriseront à le faire. J'adorerais continuer à faire du policier, de l'humour, ou de la science-fiction, un genre que j'aime vraiment beaucoup. Mais pourquoi pas faire des choses plus réalistes un jour, du type chroniques de moeurs... Le tout c'est que je m'amuse. J'ai envie de m'amuser et ne pas m'enfermer dans une routine.

Nous avons eu les plus grandes difficultés à classifier La nuit de l'inca sur planetebd.com. Comment en définies-tu le genre ?
Fabien Vehlmann : La nuit de l'inca, c'est un conte. "Il était une fois" dans l'empire inca, un jour où le soleil ne se lève pas. Et de là, suivons ce petit personnage qui nous emmène jusqu'au retour du soleil. Un côté mythologique mais avec de l'humour. Mais ce n'est pas qu'humoristique puisque plus ça avance, plus ça se fait mélancolique. Dans les genres proposés sur planetebd, il n'est effectivement pas évident de le classer. Je peux déjà dire que ce n'est ni heroïc-fantasy ni érotique :). Mais je ne le catégoriserais pas. A la limite, c'est un but que je recherche : dynamiter les catégories toutes faites et déstabiliser les lecteurs. C'est un problème qu'on a eu avec Samedi et dimanche, l'identification de la série : si le dessin paraît enfantin, le propos ne l'est pas toujours. L'humour est assez décalé et pourtant on voulait faire du tout public. Les libraires ne s'y sont pas retrouvé en le classant parfois au rayon enfant, et en même temps pour eux, la collection Poisson Pilote est plutôt adulte. Avec La nuit de l'inca, nous cherchions à faire quelque chose de grand public, même s'il a été édité dans la collection Poisson pilote, collection plus avant-gardiste. Mais je ne peux pas faire autrement que de faire des BD plutôt grand public. Je le revendique, c'est ma façon d'écrire. Et pour reprendre une expression connue, je pense qu'il y a moyen d'être "populaire et exigeant". J'espère arriver à ça à travers mon boulot. En tous cas, c'était notre volonté à Franz et moi. On voulait faire quelque chose de singulier mais on s'est rendu compte que c'est assez dur de faire quelque chose d'inclassable parce que le lecteur - et je le comprends - aime repérer ce qu'il va trouver ne serait-ce que pour avoir l'eau à la bouche. Personnellement, quand je vois en rayon un genre que j'adore, je me fais un film et je crée une attente particulière. Une BD ou un roman trop bizarre, trop décalé, je risque de ne pas y avoir accès tout bêtement parce que je ne sais pas que ça peut m'intéresser. D'où ce problème de classification pour La nuit de l'Inca, qui n'existe pas pour Ian, qui est très clairement science-fiction, ou pour Le marquis d'Anaon qui est historique-fantastique et un peu policier. Et Green manor, c'est policier humoristique.

: Comment procèdes-tu pour relier un scénario fictif à un fil historique, comme dans Le Marquis d'Anaon ?
Fabien Vehlmann : Dans Le marquis d'Anaon, on essaie d'utiliser l'historique comme un fond pour les choses comme il faut, et en même temps que ça ne vienne pas gêner la lisibilité de l'histoire. De même que si l'histoire se passait de nos jours, on ne s'appesantirait pas sur "Au même moment, Nicolas Sarkosy faisait passer la loi machin...". On pourrait parler de ce genre de chose, mais on ne s'attarde que sur les évènement qui ont un impact sur ce qui se passe. Dans le cas du Marquis d'Anaon tome 2, il y a effectivement eu dans les années 1720-1721, un remaniement des forces de polices. La gendarmerie qui était à l'époque centralisée dans les grandes villes, a commencé à s'implanter à un niveau local, dans les campagnes. Ça a pris beaucoup de temps, ça n'a pas été simple et ce sont les ancêtres de nos gendarmes de maintenant. Ce fait historique m'a permis de dire : ils ne peuvent pas venir pour aider le héros... et après on passe au coeur de l'histoire dans un petit bassin d'Auvergne à une époque incertaine.

Pourquoi le soleil ne se lève t-il pas dans La nuit de l'inca ?
Fabien Vehlmann : C'est ce qu'on apprend dans le deuxième album qui est la fin de ce mini cycle. C'est lié à l'inca. Il faut le lire pour le savoir !

Parce qu'il y aura d'autres cycles ?
Fabien Vehlmann : Non. On retravaillera très certainement ensemble avec Franz [NDLR : Duchazeau], mais je ne pense pas que ce soit autour de cette même histoire. Il vaut mieux que ça s'arrête là, à mon sens. C'est peut-être classique, mais j'aime bien cette idée de l'anti-héros qui fait tout pour refuser une aventure, mais qui finit au bout du compte par s'y retrouver complètement mêlé.

On ne peut s'empêcher de penser à Tintin et le temple du soleil. Tu ne pouvais pas l'éviter étant donné le sujet de l'histoire ?
Fabien Vehlmann : On voulait parler de la disparition du soleil : la peur intime que ce phénomène peut engendrait. C'est comme si le ciel tombait vraiment sur la tête des Gaulois dans Astérix. Là où Hergé a utilisé le phénomène comme une astuce de fin d'album, pour nous, c'était vraiment le coeur de l'histoire. C'est pour ça qu'on a assez vite essayé de faire le distinguo dans le premier tome en faisant intervenir un astronome qui connaît le phénomène tout bête et qui dit : "non, ce n'est pas une éclipse classique qui va aboutir au retour immédiat du soleil". On voit, ensuite, au fil du récit qu'un certain nombre de jours s'écoulent : ce n'est vraiment pas un phénomène naturel.

Est-ce toi qui a rédigé la biographie officielle (sur bedetheque.com) ?
Fabien Vehlmann : C'est possible, si c'est celle qui est délirante. Je ne suis pas sûr que ma vie intéresse grand monde, donc j'ai seulement du dire deux ou trois trucs de vrai : j'ai effectivement grandi en Savoie, vers Chambéry, j'ai fait une école de commerce... L'école de commerce, je m'en suis remis : je suis un exemple pour tous les commerciaux qui veulent changer de voie :). J'avais fait fausse route, il fallait que je change. Il n'est jamais trop tard pour le faire, mais plus le temps passe, plus c'est compliqué. J'ai eu la chance de faire mon service militaire en tant qu'objecteur de conscience pour me poser des questions fondamentales. Me demander ce que j'avais vraiment envie de faire. Le scénario et la BD étaient une passion de gamin, et de là je me suis lancé. Mes parents ont eu la gentillesse de me garder à la maison en me nourrissant et en me logeant ce qui n'est pas possible dans toutes les familles. Et c'est ainsi que j'ai pu rebondir vers la BD. Ça, c'est la partie juste de ma biographie. Le reste, l'esprit est là.

Parle nous un peu de Green manor. La série s'étendra sur combien de tomes ?
Fabien Vehlmann : Le prochain Green manor sera a priori le dernier. Il est difficile de faire durer une série où il n'y a pas de héros, et où les intriques sont ultra-tordues. Plus je continue et plus je risque de me répéter et de ne plus savoir quoi dire. Je suis déjà très content d'en avoir fait 2, je ne m'y attendais pas vraiment. Le début du troisième se base sur une histoire que Denis Bodart ne voulait pas faire dans le deuxième tome et que finalement il a relu et appréciée, et qui me tenait à coeur. C'est l'histoire d'un type qui est tombé dans un ravin, qui a survécu, qui est complètement paralysé et qui veut se venger. Simplement, son secrétaire ne veut pas l'aider à tuer qui que ce soit. Donc il va échafauder sa vengeance à distance, sans que son secrétaire s'en rende compte, pour piéger son assassin. C'était un peu complexe sur 7 pages. En changeant deux ou trois trucs, elle passe nettement mieux. Je pense que l'album sortira entre juin et septembre prochain ou peut-être en janvier 2005.

Tu es un fan d'humour noir ?
Fabien Vehlmann : Au départ je voyais Green manor comme une série ironique et policière mais pas humoristique. Comme un jeu cérébral fait de pirouettes intellectuelles. Qu'on puisse en rire en se disant "qu'est-ce que c'est tiré par les cheveux !". Et ça en devient drôle. Bref, Green manor est un peu entre les deux. Tant mieux si les gens rigolent mais je m'attends plus à ce qu'on sourit, plutôt qu'on ne rit vraiment. J'espère faire en sorte que ce soit jubilatoire. Il y a une ou deux chutes dont je suis vraiment fier parce que j'espère avoir couillonné les gens. Il y a des histoires moins bonnes que d'autres, mais il est impossible d'être constant sur un album d'histoires courtes. Et tant mieux, chacun y trouve ses histoires préférées, et ce ne sont pas toujours les mêmes. C'est un genre qu j'aime bien, les histoires courtes. J'espère que je continuerais à en faire de temps en temps.

Et Le marquis d'Anaon et Ian, sont prévus pour durer ou pour s'étendre sur un nombre définit d'albums ?
Fabien Vehlmann : Le marquis d'Anaon, peut-être qu'on l'arrêtera à un moment donné. Peut-être qu'on assistera à la fin du héros. Quelque part, ça nous semblerait chouette d'arriver à le faire et à le faire bien. Je dis bien peut-être, ça dépend de beaucoup de choses : des attentes du publics, il y aura peut-être des motivations financières qui interviendront, on aura peut-être envie de s'acheter une maison :)... Je ne dis pas que c'est bien, attention ! Je ne suis pas en train de préparer le coup, mais j'ai tellement vu de séries qui ont perduré parce que les auteurs ne voulaient pas perdre leur principale source de revenus, que je me dis que, peut-être, on n'y échappera pas ! Je peux comprendre la démarche : je ne connais aucun salarié qui accepterait brutalement de diviser par deux son salaire. Je comprends l'idée artistique d'arrêter une série et je la respecte quand les auteurs y arrivent. Mais j'ai une réelle compassion pour ceux qui font durer leur série un peu plus qu'il ne faudrait. Pour nous, seul l'avenir pourra dire. Pour le moment, avec Matthieu [NDLR : Bonhomme], on reste assez souple sur ce point de vue. Mais c'est l'idée qu'on a voulu faire passer quand, dans Le marquis d'Anaon, une gitane lit son avenir. C'est une piste de ce que nous, on voudrait lui faire vivre. Qu'est-ce qui sera vrai, que réserve l'avenir ? On veut faire un mini-jeu avec les lecteurs. J'espère qu'ils reviendront à cette divination et se poseront des questions. La lecture des lignes de la main lui prédit une mort assez abominable. La logique voudrait en tous cas qu'on traite ça, mais est-ce qu'il mourra vraiment ou non... C'est ce qui m'excite un peu en tant que scénariste.
Dans le cas de Ian, c'est une série très ouverte, qu'on voudrait longue. Elle est peut-être un peu trop lente à mon goût pour le moment. Le premier album est pour moi une bonne introduction, peut-être un peu frustrante. On va essayer de donner un peu plus de grain à moudre au lecteur. D'où viennent ces hallucinations ? Que cachent-elles de plus important ? On espère que les lecteurs nous suivront au fur et à mesure qu'on leur donnera des explications.

Quels sont tes projets ?
Fabien Vehlmann : Outre la continuité de mes séries traditionnelles, il y a une nouvelle série qui devrait débuter chez Dupuis courant 2005, avec Bruno Gazzoti, qui dessine déjà Soda et avec qui j'avais fait Des lendemains sans nuage, avec Ralph Meyer. Ça s'appellera "Seuls" sur une situation un peu fantastique et qui concernera des gamins. Mais je préfère ne pas trop en parler pour le moment. Sinon, je pense que je referai quelque chose avec Franz Duchazeau d'ici un ou deux ans, toujours autour du conte mythologique. Donc il va vous falloir inventer une catégorie d'ici là ! Et enfin, deux projets avec deux belges. Le premier avec Philippe Capart qui a un talent formidable et j'aimerai que tout le monde s'en rende compte. Ça s'appellerait Match boy et ça raconte l'histoire d'une petite fille qui s'est mise en tête de devenir une super-héroïne alors qu'elle est gringalette : dès qu'elle tombe, elle se casse un bras... Ça peut être un one-shot, mais on verra. Ce sera une aventure humoristique un peu décalée, mais pas parodique (ce ne sera pas Super-Dupont), juste traitée à l'européenne, dans une ville belge ou française. Le deuxième projet, concerne Benoit Féroumont, avec qui j'avais fait un début de série dans Spirou qui s'appelait Wonder-town sur une ville genre Chicago des années trente, mais avec de la magie. Ça devrait également arriver courant 2005. Ça, c'est pour les projets BD. D'un autre côté, je tente ma chance côté ciné, mais c'est un chemin tellement parsemé d'embûches que je préfère ne pas trop m'avancer à en parler.

Si tu avais le pouvoir cosmique de te téléporter dans le crâne d'un autre auteur de BD, chez qui aurais-tu élu domicile ?
Fabien Vehlmann : Si j'avais vraiment un pouvoir cosmique, je ferais revivre Goscinny et j'irai voir dans sa tête, car ce type est pour moi une p... de référence. Mais si j'avais vraiment un pouvoir cosmique, j'irai tour à tour parasiter la tête de bon nombre d'auteurs. J'adorerai me mettre à la place d'un auteur et développer une réelle empathie vis-à-vis des gens et penser comme quelqu'un d'autre. Ce serait pour moi un outil précieux ! Sauf que ça ferai de moi un parasite complet.

Si tu étais un bédien, quelles seraient les BD que tu aimerais faire découvrir aux terriens ?
Fabien Vehlmann : J'ai justement préparé une liste pour pouvoir répondre à ce genre de questions (...). Je dirais donc Sock Monkey de Tony Millionnaire, Attends de Jason chez Atrabile, K, une jolie comète édité chez Petit à petit un petit éditeur qui a publié là quelque chose de très émouvant. Mais aussi Jérôme d'Alphagraphe, par Nylso, un dessinateur avec un trait très subtil, très fin, Le leg de l'alchimiste de Hubert et Tanquerelle. Les yeux verts, d'hubert, encore, et Zanzim. La voleuse du père Fauteuil de Yoann et Osmond. Et puis comme je serai un bédien très manga, en fait, je conseillerais aux bédiens d'aller voir du côté de la planète manga. Ça bouge vraiment du côté des mangas : Ils ont une avance incroyable par rapport à ce qu'on peut faire en BD européenne. Il faut commencer par lire Monster si on aime les polars. Si on aime le fantastique, lire les Twentieth century boy dont on a même plus à parler, c'est vraiment une série incroyable. Si on aime l'horreur lire Parasite de Kiseiju qui est quand même assez flippant, ou Dragon head qui est une des rares BD où j'ai vraiment frémit en la lisant.

Merci Fabien pour cette interview, et surtout merci de continuer à nous faire rêver !