On nous avait prévenus : ce monstre du 9e art qu'est Hermann est un auteur entier, particulièrement prolixe pour exprimer ses rancœurs, ses révoltes ou sa démarche artistique. Yves H., son fils et scénariste du Diable des sept mers, nouveau diptyque chez Aire libre, en a fait les frais au cours d’une rencontre toutefois très agréable : il a eu bien du mal à en placer une ! En nous faisant l’honneur de répondre à nos questions, Hermann nous a toutefois permis d’éprouver beaucoup d’admiration mêlée de tendresse, pour cet artiste pur, direct dans ses propos et (évidemment) légèrement misanthrope.
interview Bande dessinée
Hermann et Yves H.
Pour commencer, pouvez-vous confirmer le résultat de l’exercice auquel nous nous sommes livrés en comptant le nombre de vos albums publiés : nous sommes arrivé au chiffre hallucinant de 101 albums !
Hermann : C’est possible… avec le temps, je ne sais plus !
Le ou lesquels parmi ces titres, vous ont-ils le plus marqué ?
Hermann : Il y en a effectivement certains, bien sûr : Sarayevo Tango, par exemple, qui pour moi a été évidemment important. J’aime beaucoup aussi le propos de Missié Vandisandi, qui n’est pourtant peut-être pas si facile que ça à lire. J’y fais une critique de l’exploitation dégueulasse de l’Afrique par les hommes politiques africains et par les pouvoirs économiques occidentaux… Mais sincèrement, je ne crois pas qu’il y ait eu de véritable album choc pour moi. Je fais tout avec passion et sincérité. Bien sûr, le premier Jeremiah aussi a été une étape dans le cheminement de liberté du métier : c’est le premier album que j’ai fait en solo. Mais ça ne m’a pas « marqué » à proprement parler parce que je n’avais pas peur : je savais avant que ça allait marcher.
Il y a un thème récurrent à votre œuvre, c’est la dénonciation de la saloperie humaine…
Hermann : Oui, j’ai cette espèce d’esprit boy-scout depuis que je suis gosse. Quand je dis boy-scout, c’est une mentalité : je suis culturellement chrétien, mais absolument pas du tout religieux ; je trouve même les religions relativement malfaisantes. J’ai donc foncièrement ancré en moi depuis toujours cette révolte contre le « dégueulasse humain ». Au départ, je n’imaginais pas pouvoir aborder ces thématiques dans mes bandes dessinées. Je pensais naïvement que faire de la bande dessinée, c’était simplement « raconter des histoires ». Ce n’est qu’avec le temps que j’ai pris conscience du potentiel du médium et que je m’y suis mis. Mon premier bouquin de révolte – et premier one-shot, d’ailleurs – c’était Missié Vandisandi qui m’a permis d’exprimer ce dégout. Mais j’ai toujours raconté des aventures, sans jamais verser dans le moralisme. Si dénonciation il y a, il faut que ce soit en filigrane, à l’intérieur d’un récit, sans chercher à moraliser à tout prix. Rien que par la manière dont on raconte, il y a matière à dire que c’est dégueulasse.
Vous nous racontez en deux mots la période Greg, où vous n’étiez que dessinateur ?
Hermann : Greg a joué un rôle déterminant dans ma carrière. Dans les années 60, j’étais dessinateur en architecture, lorsque mon beau-frère qui trouvait que j’avais un bon coup de patte m’a présenté à Greg. Il a remarqué mon dessin sur une histoire courte de 18 pages. A l’époque, j’étais très marqué par le style de dessin de Jigé. Bref, Greg m’a embauché au studio, et ce n’état pas gagné d’avance ! Car tout brillant scénariste qu’il soit, Greg était un pédagogue de merde. Il était très décourageant, il avait besoin d’humilier et de montrer sa situation privilégiée. Bref, il manquait totalement de diplomatie. Or moi j’avais formidablement besoin d’enseignement… De fil en aiguille, grâce à lui et à mon travail, on a fini par galoper à deux. Un beau jour, j’en ai eu assez de lui, d’une part parce que je n’avais plus de surprises dans ses scénarios, et puis d’autre part parce qu’il m’avait dit que je ne serai jamais un bon scénariste. Il n’aurait jamais du dire ça : c’était un défi et j’ai horreur de ça. J’étais tout de même persuadé d’être capable de faire des scénarios à peu près défendables. A cause ou grâce à lui, j’ai tellement travaillé sur mes scénarios que j’ai fini par absorber les ficelles du métier de scénariste.
Après cette période Greg, vous êtes devenu votre propre maître, à l’exception des albums réalisés avec Yves H…
Hermann : A une exception près, celle de Lune de guerre avec Jean Van Hamme. C’est sa femme, Huguette qui m’avait dit que Jean avait un scénario qui pourrait me convenir. A l’époque, j’étais arc-bouté sur un principe, qui était de ne pus travailler que sur mes propres scénarios. Je n’avais rien contre travailler avec Jean Van Hamme, je rejetais le principe même de toute collaboration, quelle qu’elle soit. Et puis quelques années plus tard, je me suis tout de même autorisé, avant de claquer, de dessiner le scénario de quelqu’un d’autre… et autant que ce soit lui. Il a alors été étonné ! Il a donc ressorti le scénario de ses tiroirs, qui était constitué dans ses grandes lignes mais pas du tout achevé. Quant à Yves, lui a commencé comme dessinateur, mais il était éternellement insatisfait de son travail.
Yves H. : Je sortais aussi d’un album dessiné qui fut très éprouvant, le secret des hommes-chiens qui a été un fiasco commercial. J’en ai eu tellement marre que j’ai eu envie de me tourner plus résolument vers le scénario.
Hermann : Et dès le premier album, Lien de sang, il a été descendu en flamme par les grenouillages de certains forums… Il y en a qui en ont sans doute profité pour exprimer leur antipathie vis-à-vis de moi. Il était à deux doigts de tout quitter, je ne lui ai rien imposé mais l’ai donc encouragé à se concentrer sur le scénario.
Sinon, parmi les collaborations tierces, il y a eu aussi ce surprenant Homme-nylon !
Hermann : Ah oui, ça ! C’est un truc que j’avais commencé avec un ami allemand, qui n’était pas destiné à bénéficier d’une énorme rigueur de dessin… Il m’a servi un scénario absurde et hyper linéaire. Il n’est pas très doué, parce que c’est un vrai teuton. Du coup, toute la déconnade, c’est moi qui l’ai ajoutée. Evidemment, on s’attendait un peu au fiasco que ce fut : le lecteur n’a pas retrouvé le Hermann qu’il aime dans Jeremiah, dans Comanche…. Pour lui ce n’était pas moi. Pourtant, si, c’était bien moi, mais autrement. Bon, effectivement, je n’y ai pas consacré un temps énorme, c’est un dessin très simple, très jeté. Mais je suis content de l’avoir fait, je n’ai aucune honte.
Comment se déroule la collaboration avec Yves H. ?
Hermann : Yves me propose un sujet qu’il a envie de traiter… Mais dans les grandes lignes. Je n’ai aucune envie de connaître la totalité du scénario, sinon il n’y a plus de surprise. Ça risquerait de me démotiver. Il ne me livre le scénario que par tranches de 6-8 planches. Je lis une page de scénario et je la dessine sans lire le reste… ou alors simplement la suivante, pour voir dans quel sens ça va.
Yves H. : Etant donné cette manière de fonctionner, comme il ne connait pas l’histoire, mon rôle est aussi d’attirer son attention sur tel ou tel élément d’importance, qu’il ne faut oublier de dessiner pour qu’il prenne toute sa dimension dans la suite. C’est une véritable gymnastique, et c’est pourquoi beaucoup de scénaristes aiment travailler de manière proche avec leurs dessinateurs.
Hermann : Greg procédait aussi comme ça. En fait, je fonctionne avec toi comme je fonctionnais avec Greg.
Vous travaillez tous deux dans un même atelier ?
Hermann : Non, je travaille chez moi, dans mon bureau, seul. Mais nous sommes en voiture à 5 mn l’un de l’autre… et on se téléphone beaucoup.
Les annexes à la fin de l’album reviennent sur la genèse du diptyque Le diable des sept mers (NDLR : il s’agissait au départ d’un story-board pour le film Pirates de Polanski)… Pourquoi ne pas être allé au bout de la démarche en sortant une telle aventure à cette époque ?
Hermann : Un beau matin, Roman m’avait effectivement téléphoné pour me passer commande d’un tel story-board. Il m’avait envoyé le scénario, en me faisant promettre de ne le montrer à personne, pour que j’évalue si je me sentais à la hauteur du challenge. J’ai donc fait le découpage de quelques cases, au crayon et à l’encre, mais très peu. Il a été épaté, il m’a dit « ça au moins, ça vit ! ». Et à ce moment, il me sort des planches réalisées par des américains, d’autres story-board, beaucoup plus élaborées avec de la couleur, mais pas du tout dessinées comme des bandes dessinées. Mais c’était soporifique, à mourir d’ennui. Et il a repris stricto sensu mon story-board pour la séquence d’ouverture de son film. Le fait qu’il l’ait utilisé, était une vraie satisfaction pour moi. Et heureusement, parce que le projet d’album est tombé à l’eau… Ce devait être une production hollywoodienne et je me méfie de ce milieu du business, peuplé d’avocats… Bref, je ne l’ai pas senti, je n’avais pas confiance. D’un côté ça me plaisait, mais de l’autre j’avais un peu peur de me faire avoir. Je n’ai donc été qu’à moitié déçu lorsque j’ai appris que le producteur avait retiré ses billes du projet et qu’il n’y avait plus le financement nécessaire. Mais bon, je n’ai pas pleuré, c’est la vie, nous sommes tous biodégradables…
Dans ce premier tome, on ne le sent pas trop, mais le synopsis du diptyque est étonnant : il va mélanger une histoire de pirate avec… des vampires ?
Yves H. : Oui, des vampires à mi-chemin entre vampires classiques et zombies, mais vampires quand même. Et puis d’ailleurs, les vampires SONT des morts-vivants.
C’est l’influence de Jack Sparrow qui a voulu ça ?
Yves H. : Il est possible qu’il m’ait un peu influencé, oui. Mais je crois que ce qui a joué surtout, c’est d’avoir baigné durant quelques années dans le projet Dracula (NDLR : un triptyque, chez Casterman). Mais attention, il s’agit de second degré, et non d’aborder le genre horrifique. On ne cherche pas à faire peur. C’est un paramètre original qu’il faut prendre avec détachement et humour. J’ai voulu surtout retrouver l’ambiance des romans gothiques du XIXe siècle, le côté second degré en plus.
Hermann : Cette idée là ne me serait pas venue à moi, mais elle ne me gène pas. C’est un univers comme un autre.
On va essayer de percer le mystère de la création d’une planche selon Hermann : lorsqu’Yves vous présente son scénario, est-ce que vous voyez immédiatement comment l’articuler ?
Hermann : Déjà, il livre les scénarios sous forme de petits dessins, qui représentent chacun une page, exécutés rapidement. Donc ça m’aide, ça me met le pied à l’étrier, quitte à faire passer ensuite l’étrier de droite à gauche ou réciproquement. Ce sont les prémices de la mise en scène, mais il ne cherche pas à m’imposer un angle de vue… Avec mon background, je suis assez grand pour cheminer tout seul !
Mais vous voyez immédiatement comment vont se placer les personnages, les cases, les profondeurs de champs, les éléments ?
Hermann : J’ai une faculté rare de visionner immédiatement les choses. J’ai un ordinateur intégré dans la tête. C’est un véritable avantage, il y a peu de dessinateurs qui visualisent les choses aussi facilement.
Au point de donner des conseils à Philippe Xavier, d’après mon petit doigt ?
Hermann : Oui, Philippe Xavier, c’est devenu un ami. Il est venu quelques fois me rendre visite pour avoir des conseils. J’ai corrigé certaines scènes pour leur donner plus de punch : je lui ai reculé des personnages, j’en ai avancé d’autres. Cinématographiquement parlant, ça permet d’obtenir une meilleure pénétration du lieu par l’œil. Mais bon, ce fut pour quelques cases par-ci par-là…
Un auteur de votre trempe a-t-il encore des références, des maîtres, des modèles ?
Hermann : Je n’ai plus vraiment de maîtres… Dans mes référents il y a bien sûr les monstres de la BD, les vieux de la vieille du type Franquin ou Tillieux, mais eux c’est pas le même genre, c’est de l’humoristique. Dans mon créneau, parmi les vétérans vivants, il y a encore des auteurs qui m’épatent. Je pense à François Boucq, à Tardi, même si leur dessin n’a rien à voir avec mon style. Mais j’aime beaucoup ce qu’ils font ! Et alors bien sûr, notre maître à tous, le meilleur dessinateur de bande dessinée de notre génération, c’est Jean Giraud / Moebius. C’est un géant, personne ne peut lui arriver à la cheville. Même si de temps en temps il a fait des trucs complètement fous… Mais ça, Jean il s’en fout éperdument. Il tente des choses délibérément inesthétiques, il est exceptionnel. Son succès n’est même pas à la hauteur de ce qu’il mérite. La qualité n’est pas toujours récompensée par un succès. Mais c’est comme ça, c’est le goût du public. C’est comme au cinéma, quand on voit Bienvenue chez les Ch’tis, tout le monde s’accorde à dire que ça n’est quand même pas un chef d’œuvre du cinéma. Et pourtant, quel succès !
Vous avez brassé un peu tous les genres, de l’historique au western en passant par l’anticipation, mais jamais de science-fiction ?
Hermann : Non, parce que la science-fiction, je déteste ça.
Yves H : Impossible pour moi de lui présenter un tel scénario, parce que la science-fiction et tout son décorum hyper technologique, les vaisseaux spatiaux, il a une sainte horreur de ça !
Hermann : Je trouve que Mézière a fait des choses magnifiques dans le genre, mais moi j’en serais incapable. Le space-opéra est un domaine qui me fait chier et ne m’intéresse pas : c’est tellement fictionnel, hors du temps, inconcevable, que ça ne me touche pas.
Et l’érotisme ?
Hermann : J’adore l’érotisme, même un peu la pornographie, mais pour moi il faut que ça reste du domaine de l’intime. Dès que ça devient un produit, avec de belles nénettes qui ont des beaux p’tits cons et des mecs qui ont des gros… non, je suis désolé, je garde toutes ces visions pour mes rapports avec l’être aimé.
Donc jamais de porno dans l’espace ? (rires)
Hermann : Jamais ! Vous l’aurez remarqué, je mets parfois un peu de sexe dans mes albums, mais il faut que ça reste sous un angle de distanciation. Je ne veux surtout pas exprimer l’excitation. Regardez Kurdy (NDLR : camarade de Jeremiah dans la série éponyme), quand ça lui arrive, il baise comme un chien, il est grotesque, il a son casque qui va de travers parce qu’il « fait la quequette » ! Jamais Kurdy ne ferait de cunnilingus : il n’a pas assez d’imagination pour ça. Par exemple, je trouve que ce qu’a fait Serpieri avec Druuna, c’est révoltant. Techniquement, il a un savoir-faire indéniable, mais son œuvre prouve qu’il est un obsédé frustré. Quand ce n’est pas le cas, on n’éprouve pas le besoin de dessiner cela ainsi. Et je ne suis pas frustré.
Jeremiah a-t-il une fin ?
Hermann : Pour l’instant non. J’ai encore énormément de choses à creuser, je ne sais pas lesquelles et je cherche. Je suis comme un rat qui fouille à la recherche de quelque chose qui le propulse vers le haut. C’est ça le but de l’existence, quand on essaie de créer. Je cherche à faire mieux demain ce que je suis aujourd’hui. Je veux me surprendre, moi.
Pourquoi vous laissez-vous aussi rarement interviewer ?
Hermann : Mais c’est au journaliste de me proposer les interviews ! Je ne vais pas, moi, solliciter les interviews. La couronne de lauriers et le tapis rouge, j’en n’ai rien à foutre. Ma philosophie est très simple : imaginez que vous êtes assis sur la lune et que vous regardez cette magnifique boule bleue couverte de 6 milliards d’acariens – c’est ce qu’on est, proportionnellement à la terre. Et dire que certains se prennent pour l’obélisque, excusez-moi mais je ris ! Aucun auteur n’a le droit de rouler des mécaniques et ceux qui le font causent du tort aux autres et ça, ça me gène. Je ne cite pas de noms, mais il y en a certains qui éprouvent le besoin de se mettre en avant. Il doit y avoir quelque chose de frustré chez eux. Cet album, Le diable des sept mers, ça n’est pas moi qui ai eu envie de le promouvoir particulièrement… Notre éditeur nous l’a proposé et j’ai accepté, parce que ça permet de discuter de choses et d’autres autour d’un verre. Je n’allais pas l’envoyer paître : c’est normal, c’est le produit de l’éditeur, c’est sa promotion, il faut bien qu’il fasse rentrer de l’argent. Sincèrement, je n’ai pas envie de vivre comme un crève la faim. Certes, je gagne confortablement ma vie, mais je ne suis pas parmi les riches du métier. Des gens comme Philippe Francq, Jean Van Hamme, William Vance ou l’auteur de Titeuf, Zep, ils sont richissimes à côté de moi. Mais je n’ai aucune jalousie envers eux. Ce que je n’aime pas c’est lorsque des types comme eux se mettent tout à coup à rouler des mécaniques et se servent de leurs puissances financières pour mépriser les autres et s’adjuger des places d’honneur.
Si vous aviez le pouvoir d’entrer dans la tête d’un autre auteur de BD, afin de saisir sa démarche, son regard sur cet art, lequel choisiriez-vous de visiter ?
Hermann : François Boucq. Jean Giraud… Mais il n’y a pas qu’eux. J’aimerais par exemple, réussir à changer complètement mon style de graphisme pour essayer de faire quelque chose qui ressemble au trait de Tardi. Sans plagier, mais au moins pour explorer cette veine. Il y a une audace là-dedans que je n’ai pas. Nous autres auteurs, nous sommes tous limités.
Merci à tous deux !