interview Bande dessinée

Eric Adam et Olivier Martin

©Vents d'Ouest édition 2008

Eric Adam (ci-contre en orange) est un scénariste atypique : d’une part ses BD évoluent dans des genres bien distincts (conte, guerre, polar, historique…), d’autre part il innove avec Didier Convard, en concoctant des récits à quatre mains (Sherlock + un one-shot encore top-secret…). Aux côtés d’Olivier Martin (le dessinateur de Crypto, ci-contre en noir), il livre aujourd’hui Les Carrés, imaginant l’enquête cosmopolite d’un détective taciturne spécialisé dans le monde de l’art. De quoi susciter chez les bédiens une petite interview commune…

Réalisée en lien avec l'album Les carrés T1
Lieu de l'interview : Salon du livre de Paris

interview menée
par
14 avril 2008

Bonjour Eric Adam et Olivier Martin ! Pour faire connaissance, je vous laisse tous deux vous présenter…
Olivier Martin : Je m'appelle Olivier martin, né à Angers en 1974 et vivant à Paris depuis peu. Depuis 1999, j'ai collaboré à diverses aventures de papiers telles que Erzurum, Sang et encre, Crypto et désormais Les carrés, pour ne citer que les séries. Comme pas mal de confrères, j’œuvre aussi dans divers collectifs, quand l'occasion se présente. Ainsi, il m'a été donné de collaborer dernièrement aux Contes africains en bandes dessinées (chez Petit a petit) ou bien L'allée des rosiers (chez Carabas).
Eric Adam : Je suis scénariste depuis 15 ans, après avoir fait les beaux-arts à Bruxelles, je suis rentré à Paris et j’ai rencontré Xavier Fauche, qui était à l’époque scénariste de Lucky Luke. J’ai ensuite travaillé pendant presque 10 ans dans sa société de communication par la bande dessinée, en faisant beaucoup de scénario et de suivis de projets. Cela concernait beaucoup de travaux de communications, des commandes d’entreprises, par définition plein de contraintes pour faire passer les messages… En nombre de planches, j’ai compté un jour, j’ai du faire un peu plus de 25 albums durant cette période. C’est comme ça que j’ai appris le métier. Depuis quelques années, je crée mes propres scénarios chez Vents d’Ouest : les 4 tomes des Contes du septième souffle avec Hugues Micol, puis la Tranchée dont le tome 2 est en cours, puis Nil l’année dernière et enfin les Carrés avec Olivier Martin. J’ai encore pas mal de projets en cours, exclusivement côté scénario… il devrait y avoir 5 ou 6 séries qui démarrent ou devraient démarrer cette année.

Et quid du dessin ?
Eric Adam : Je n’ai quasiment plus touché à un crayon depuis que j’ai quitté l’école des Beaux arts… J’ai découvert là-bas qu’à peu près tout le reste de l’humanité dessinait mieux que moi, et que fort peu avaient envie d’écrire. Or, je prends beaucoup de plaisir à écrire tandis que je souffrais à dessiner. Mes limites étaient vite atteintes : je n’arrivais jamais à exprimer ce que je voulais…

Chez Glénat, tu es également directeur de collection ?
Eric Adam : Oui, j’ai été, durant 3 ans, directeur éditorial salarié. Depuis 1 an, je continue à faire de la direction éditoriale, mais en freelance, afin de me donner plus de temps pour écrire mes scénarios.

Que considères-tu comme ton œuvre majeure, grâce à laquelle tu t’es fait remarquer ?
Eric Adam : Au niveau des ventes, oui, c’est la Tranchée qui a le mieux marché… Mais je garde tout de même une certaine affection pour les Contes du septième souffle. D’ailleurs, on débute une nouvelle série avec Hugues Micol, dont le tome 1 sort ce mois d’avril 2008 : ça s’appelle d’Artagnan. Mais j’aime toutes les séries que je fais et j’admire tous les dessinateurs avec lesquels je travaille. Il m’est donc difficile de les « classer » dans un registre affectif.

Olivier, comment en es-tu arrivé à faire de la bande dessinée ?
Olivier Martin : J'en suis venu à faire de la BD en me rendant compte qu'un dessin était trop limité pour raconter une histoire et qu'en mettre plusieurs bout à bout était plus vivant et aussi plus
Copyright Eric Adam / Olivier Martin - Vent d'Ouest 2008jouissif. :)
Puis j'ai appris sur le tas, en autodidacte, comme beaucoup d'ailleurs. Le parcours est assez commun : fanzinat, concours de BD et en particulier celui de Perros-Guirrec en 1996 où l'obtention de son premier prix fut un moment charnière pour moi : la première rencontre avec la profession.

Quels sont les défauts et les qualités d’Eric Adam, en tant que scénariste ?
Olivier Martin : Cette question est balaise car je ne connais pas Eric depuis assez longtemps pour me permettre d’émettre un jugement. Je dirais qu'il a tendance à aller à l'essentiel dans son écriture, c'est assez brut. Et qu'il est à l'écoute de mes remarques, ce qui crée sur le long terme une complicité : une chose importante à mes yeux pour construire quelque chose de censé et de sincère.

Comment se déroule « techniquement » votre collaboration ? Il t'envoie le scénar petit à petit, tout d'un coup ? Il fait un story-board ? Un pré-découpage des planches ?
Olivier Martin : Pour le tome 1, j'avais un scénario écrit entre les mains et je recevais au fur et à mesure les séquences découpées avec indication des valeurs de plan. Pour le tome 2, point de scénario écrit dans les mains (je lui fais confiance) et toujours le découpage au fur et a mesure avec les valeurs de plans.

Lui pointes-tu parfois des choses qui te paraissent incohérentes et inversement, te fait-il refaire parfois des morceaux de planches ?
Olivier Martin : Oui, et je crois que je ne pourrais jamais faire autrement si quelque chose me chagrinait. Il fait de même lorsqu'une case lui paraît étrange.

Eric, quels sont tes secrets, comment t’y prends-tu pour mettre en place un récit ?
Eric Adam : Chaque scénariste a sa manière de travailler. Je pars en général d’une courte scène ou d’une idée d’ambiance, de lieu, ou d’époque, une sorte de flash que j’ai envie d’exploiter. A partir de cette base, tout s’agglomère et se met en place autour d’une sorte d’embryon, qui grossit peu à peu. Par exemple, pour les contes du septième souffle, Hugues Micol venait d’acheter un bouquin sur les tissus japonais et m’a demandé de trouver une idée qui lui permette de dessiner des tissus japonais ! La définition du sujet s’est imposée ainsi, de manière purement anecdotique ! Or, j’ai l’occasion de travailler depuis quelques mois en binôme avec Didier Convard, sur la série Sherlock. Didier, lui, adopte la démarche inverse : il part d’une intrigue qu’il replace ensuite dans un contexte. A nous deux, on a créé une sorte de troisième scénariste qui n’est ni moi ni lui, mais quelqu’un d’autre. On a fait ensemble quelque chose qu’on n’aurait pas fait chacun de notre côté.

Et pour les Carrés ?
Eric Adam : Pour les Carrés, ça m’est venu de mon goût pour les tableaux de Malevitch (en savoir plus sur Malevitch), qui servent de modèle aux tableaux que recherche le héros de l’histoire : le carré noir sur fond blanc, le carré blanc sur fond blanc et le carré rouge sur fond blanc.

Et les détectives spécialisés dans les œuvres d’art, ça existe ?
Eric Adam : Ça existe et notamment dans le cas de Malevitch, il y a eu un détective privé plus ou moins mercenaire qui a du enquêter sur ses œuvres. Les toiles de Malevitch on en effet eu un destin relativement comparable à celles du « Boskovitch » de l’album. Malevitch est allé en hollande dans les années 30, il a laissé ses toiles chez un ami, il est rentré en Russie, il a été déporté, puis il est tombé en disgrâce. Ses tableaux sont donc restés chez cet ami à Amsterdam, les nazis s’en sont emparés à la fin de la guerre et ils ont disparus. On les a retrouvés dans les années 80, grâce à ce détective spécialisé mandaté par une descendante de Malevitch, qui a réussi à se faire restituer quelques toiles. Il y en avait une au musée de Chicago, je crois…

Ça va, Olivier, c'est pas trop dur à dessiner des carrés de couleurs en aplat ?
Olivier Martin : Un bon double décimètre et le tour est joué !

Comment propulse-t-on une simple enquête en une aventure aussi cosmopolite ?
Eric Adam : C’est effectivement ce qu’il y a de plus enthousiasmant à imaginer. En fait, il y aura 3 tomes pour ce premier cycle : à chaque fois, Kazimir ira rechercher un des trois tableaux dans un milieu différent. Je joue un peu facilement sur la symbolique des couleurs : dans le premier tome, il s’agit du carré noir, donc le héros se retrouve en Afrique noire. J’ai un peu hésité au départ à faire une histoire qui tourne autour du pétrole… Le rouge, ça se passera à Napa valley, la vallée du vin et ça sera donc plus violent, dans la symbolique du rouge. Enfin, le blanc sera plus contemplatif, ça se passera entre Saint-Pétersbourg et la Laponie finlandaise. Ça permet au héros – et au lecteur – de voyager et plus spécifiquement dans le cas de Kazimir, ça lui permet de faire des rencontres, bonnes ou mauvaises, et de petit à petit se reconstruire suite à un drame qu’on ne connait pas (encore). Ce qui m’intéresse avant tout, et Olivier aussi, c’est l’humain.

A ce propos, le personnage de Kazimir… c’est Jean Réno ?
Eric Adam : C’est effectivement « un peu » Jean Réno. C’est plus facile, pour du dessin réaliste, de faire une sorte de casting préalable pour coller à des types humains. J’avais dit à Olivier « un peu la silhouette de Jean Reno ». C’est donc lui sans être lui, c’est surtout le type de la quarantaine, un peu fatigué, ex-punk… Et puis c’est le seul acteur français bankabeul à Hollywood !

Il sert déjà de modèle dans Borderline, Messire Guillaume, Tigresse blanche
Olivier Martin : On ne savait pas que d'autres l'avait au même moment... Il y a des choses dans l'air, des fois, c'est comme ça.

Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Eric Adam : A l’époque où je commençais à me détacher de mon job d’éditeur salarié chez Vent d’Ouest, Olivier Martin y a envoyé un super projet sur le blues et la fellation (rire)… Et les éditeurs de l’époque n’ont pas souhaité développer le projet car ça ne leur plaisait pas. J’ai tout de même repéré son dessin, qui m’a plu, et je lui ai proposé cet autre projet. Après quelques essais tout s’est enchaîné…
Olivier Martin : En fait, Eric recevait pas mal de projets d'auteurs en herbe ou non. Un jour il en a reçu un de moi et d'un pote. Le scenario ne lui a pas plus... Dommage pour nous (c'était effectivement l'histoire d'un bluesman). Mais le dessin l'a séduit (c'est déjà ça). Il m'a tout de même dit que tout n'était pas perdu (pour moi) et m'a envoyé un scénario qu'il avait depuis un moment en stand-by. J'ai trouvé cela intéressant parce que différent de ce que moi-même je pourrais dessiner. J'ai saisi l'opportunité...

Tu travailles vraiment sur des genres radicalement différents : la guerre avec la Tranchée, le conte oriental avec les Contes du Septième souffle, l’antiquité avec Nil et ici le polar et l’art…
Eric Adam : Ce qui m’amuse, c’est de plonger des quidams dans des univers à la fois radicalement différents et immédiatement identifiables par les lecteurs. J’aime jouer avec les clichés. C’est peut-être pour ça que je n’ai encore pas imaginé de scénario de science-fiction, car il est impossible de planter un contexte en une image. Dans la SF, il faut passer par une phase d’explication à destination du lecteur, il faut lui présenter l’univers dans lequel il va évoluer. En embrassant d’emblée un genre codifié – comme le western, par exemple : tout le monde comprend qu’il s’agit d’un western en une image – chacun a des images, des références visuelles dans la tête, sur lesquels on peut s’appuyer pour se débarrasser des descriptions de contexte et on peut dès lors se concentrer sur les aspects humains.

Copyright Eric Adam / Olivier Martin - Vent d'Ouest 2008Olivier, si tu avais une gomme magique, pour retoucher quoique ce soit après coup, l'utiliserais-tu et sur quoi ?
Olivier Martin : « Le mieux est l'ennemi du bien ». Alors je laisse cet album avec ses défauts... et ses qualités.

Comment se déroule le relai avec Séverine Lambour qui réalise la coloration ? Tu la « pilotes » ou elle est relativement autonome ?
Olivier Martin : Avec Séverine, nous avions collaboré sur un épisode de L'allée des rosiers (édition Carabas) où elle scénarisait et mettait en couleur mes planches. J'ai trouvé sa mise en couleurs vraiment en adéquation avec mon dessin : simple, efficace avec de belles harmonies colorées. Je désirais collaborer de nouveau sur Les carrés, fort de l'expérience de L'allée des rosiers. Après une mise à l'essai, ce fut chose faite. Je ne regrette rien et j'en profite pour la remercie encore de sa patience. :)
Pour parler technique, je lui fournis mes intentions de base (lumière chaude, fin de journée, petit matin froid, etc) puis un rough de placements d'ombres et de lumières quelle s'approprie ensuite pour sa mise en couleurs.

Quelles sont vos références en matière de bande dessinée ?
Eric Adam : L’école franco-belge : j’ai été élevé avec le journal de Spirou… les Schtroumpfs… Lorsqu’on me demande l’album de référence de tous les temps, pour moi c’est Tif et Tondu à New-York, scénarisé par Will et dessiné par Tillieux ! Il n’y a rien à jeter. C’est comme du Scorsese ou du Tarantino : tout est là-dedans.

Et toi, Olivier, si tu étais un bédien, quelles seraient les BD que tu aimerais faire découvrir aux terriens ?
Olivier Martin : Oula, j'en sais rien... Je n'en lis vraiment pas assez pour me prononcer.

Quelles sont tes influences alors (tout arts confondus : graphiques, musiques, ciné…) ?
Olivier Martin : J'aime les livres de photographies, de graphisme, de peintures, d'illustrations, les ouvrages animaliers... et pleins d'autres choses encore...

Si tu avais le pouvoir cosmique de voyager dans la peau d’un autre auteur de bandes dessinées, ce serait qui ?
Eric Adam : Etant gamin, j’ai beaucoup fantasmé sur le côté artisanat familial que représentait pour moi le milieu de la BD. Ce qui m’a donné envie de faire de la BD, je crois que c’est Pauvre Lampil de Lambil et Cauvin. Le premier récit autobiographique en BD, 20 ans avant que d’autres fassent croire qu’ils l’ont inventé… Ces gens faisaient ça avec une sincérité, une spontanéité… il y avait quelque chose de magique, qui n’existe plus aujourd’hui dans le métier. Et cela pour des raisons diverses, qui sont autant économique qu’historiques ou que sociales…
Olivier Martin : J'ai bien assez de ma peau et de mon crâne... Après, je risque de tout mélanger !

Quels sont vos projets, en cours et à venir ?
Eric Adam : Donc, il y a :
- Sherlock, le tome 2, avec Jean-Louis Le Hir et Didier Convard, qui avance bien,
- Les carrés avec Olivier Martin, on en est actuellement à plus de la moitié du tome 2,
- La tranchée, on a perdu un peu de temps avec Christophe Marchetti, pour diverses raisons, mais c’est reparti,
- La suite de Nil, mais le dessinateur Didier Garguilo a du mal à aller vite car il est méticuleux,
- D’Artagnan qui va donc paraître ce moi-ci, avec Hugues Micol au dessin,
- j’ai également un one-shot que je scénarise avec Didier Convard, dessiné par Paul C’est ce dont je parlais tout à l’heure : une histoire que ni Didier ni moi n’aurions pu faire chacun de notre côté. Tout d’abord, le dessin est très pictural, Paul est d’ordinaire coloriste, et il fait tout en couleurs directes. Ce sera son premier album en tant que dessinateur. Ce sera une sorte de pièce de théâtre à l’anglaise, façon « arsenic et vieilles dentelles », un peu Agatha Christie en huis-clos, mais humoristique. Je travaille beaucoup en ce moment avec Didier Convard. On a plusieurs projets en cours à la fois pour le cinéma la télé et la BD.
Sinon, il ya un projet que j’aimerais bien démarrer avec Karl T., le dessinateur de la Cuisine du diable, qui a de son côté beaucoup de choses en cours… Donc c’est encore à l’état de projet, mais on va s’y mettre.
Olivier Martin : Pour l'instant, je reste concentré sur les deux tomes des Carrés à venir (et il y a du boulot pour tenter de satisfaire le lecteur toujours plus exigeant. Sinon, je sors en mai un DVD produit par Gedeon Production, intitulé Carnet de voyage au Japon (émission diffusé sur Arte et la chaine Voyage ; réalisée par Laurent Joffrion). Il s'agit d'une série d'émissions consacrées à la découverte d'un pays par le biais d'un « dessinateur de voyage ». Pour le Japon c'était moi... Il y a 10 pays au total.

Pas d’envies de collaborations particulières ?
Olivier Martin : Particulières ? Non je n'ai pas d'envie de collaborations particulières (une collaboration avec moi-même serait pas mal un de ces quatre). En tous cas, se serait plus des envies d'univers à exploiter, si je devais formuler une attente future.

Quid de Crypto ? C'est fini fini ? Ou y a-t-il une suite d'envisagée aux côtés de Philippe Menvielle ?
Olivier Martin : C'est fini. Nous devions faire 4 tomes, mais finalement 3 tomes nous furent accordés. Philippe et moi espérons avoir satisfait les lecteurs qui ont cru en cette série, car il n'est pas facile de finir une histoire correctement en l'amputant de la sorte.

Merci à tous les deux !

Copyright Eric Adam / Olivier Martin - Vent d'Ouest 2008